Victor Barrucand

Barrucand, Victor, Marie, François, Joseph, écrivain et journaliste français, né à Poitiers (Vienne) le 7 octobre 1864*, décédé à Alger (El Biar) le 13 mars 1934.

Auteur de poèmes mis en musique, animateur en 1889 de Le Poème, éphémère revue mensuelle, Barrucand collabora à L’Endehors en 1892, aux Temps Nouveaux et à La Sociale en 1895, mais surtout à La revue blanche où il publia, à partir de 1894, une série d’articles sur les littératures allemande et italienne et tint, à partir de février 1895, avec Fénéon (avec qui il aurait aussi mis la main à la déclaration lue par Émile Henry au moment de sa condamnation à mort), la rubrique « Passim », relevé de faits ou d’articles de presse révélateurs de l’état de la société, avec l’idée d’une critique sociale alimentée par des événements dramatiques ou incongrus de l’actualité. C’est dans le cadre de ces « notes bimestrielles des plus non-conformistes, avec une coloration nettement anarchiste » (Bernier) qu’ils rendirent compte, le 1er février 1895, de la cérémonie de la dégradation de Dreyfus, comme d’un fait divers parmi d’autres. Ils notèrent « le noble spectacle de l’immobilité servile des uns et de la fureur lyncheuse des autres » mais ne dirent rien sur le fond de l’Affaire, à quoi, comme bien d’autres ils étaient alors indifférents. 
Dans ces mêmes années, Barrucand eut une production artistique importante, comme poète et comme dramaturge : son adaptation du Chariot de terre cuite fut jouée à l’œuvre (mise en scène de Lugné-Poe) en 1895 et lui valut les félicitations de Mallarmé ; Pour le Roi, drame (Fasquelle 1897), à l’Odéon. Mais aussi comme historien : La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol, avec notes « sévèrement objectives » (« encore des mémoires touchant à l’histoire de la révolution… mais des mémoires d’extrême-gauche, par conséquent plus rares car les ouvriers maniaient mieux la pique que la plume »), dessin de Vuillard, (éditions de La revue blanche, puis Plon et Nourrit, 1896) ; Mémoires et notes de Choudieu, représentant du peuple à l’Assemblée législative, à la Convention et aux Armées, 1761-1838, d’après les papiers de l’Auteur avec une préface et des notes de VB. Plon et Nourrit, 1897). Et enfin comme romancier : Avec le feu, (Fasquelle, 1900) dont l’action se situe dans les milieux anarchistes et commence en janvier 1894, au moment de l’exécution de Vaillant. Il faut aussi rattacher à sa veine anarchiste la chanson « Le Déserteur », chanson ancienne du Poitou, complétée par lui dans le sens le plus antimilitariste, publiée par Le Père Peinard du 4 juin 1893, et exhumée par Marc Ogeret en 1968 (Chansons contre, disques Vogue). Mais il fut aussi dans ces mêmes années un militant et un conférencier, autour de son texte le plus connu, Le Pain gratuit, paru en article(s) dans La Sociale puis partiellement dans La revue blanche et publié en volume en 1896 (Chamuel), avec en 2e partie les réactions de E. Reclus, l’abbé Lemire, Y. Guyot, Zola, Clemenceau, Millerand, Jean Grave, Kropotkine, etc…
C’est début 1898 qu’il parla pour la première fois de l’Affaire mais pas autrement qu’en « littérateur anarcho-dissident » comme l’avait présenté l’année précédente La Petite République (« Chronique éléctorale », 10 février 1897) à laquelle il collaborera à partir de janvier 1898. Ainsi, répondant à l’enquête de Parsons sur les tribunaux militaires (L’Aurore, 1er février 98) où il se prononçait pour leur suppression, il demandait, faisant allusion à l’Affaire, si c’était ce que voulaient aussi Guyot, Trarieux et « Reinach lui-même » ?
Pourtant il ne tardera pas à s’engager et à s’engager courageusement. Comme l’indique sa correspondance avec le sénateur Gérente, Barrucand fut lié, sans doute par Bernard Lazare qu’il avait connu à L’Endehors, au Comité de défense contre l’antisémitisme (Oriol, p. 679 ; Valérie Assan, Les Consistoires d’Algérie au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, Recherches, 2012, p. 398) et c’est peut-être à ce titre qu’il se présenta, en mai 1898, aux législatives dans la première circonscription d’Aix-en-Provence où il soutint sa candidature « républicain[e] fédéral[e] socialiste » en publiant un journal, La Cité libre, dans lequel il continua sa campagne pour le pain gratuit. Proche du Comité de défense contre l’antisémitisme, pourfendeur du mensonge qu’il constituait, comme on le verra par la suite, et pourtant un temps (en 1894) collaborateur de La Libre Parole. Certes, André de Boisandré pouvait dire qu’il l’avait été « sans partager absolument toutes nos idées » (« Vive la Grèce ! », La Libre Parole, 25 février 1897) mais c’est en tant que « candidat non judaïsant » qu’il le présentait à l’occasion de ses élections « [s]on ami » (« L’antisémitisme et les élections », 19 mai 1898), celui  qui, pour dénoncer le projet d’expulsion du peintre suédois Ivan Aguéli, coupable d’anarchisme, avait écrit dans La Libre Parole du 24 juin 1894 : 

Plus que tout autre, le journal qui a pris comme devise : La France aux Français, reconnaît la nécessité du coup de balai qui nous débarrassera de tous les agioteurs, de toute la fripouille juive et internationale, qui rançonne et pressure le pays.
Mais si la France se veut libérer de la mainmise sur ses richesses par une bande d’escrocs, c’est pour redevenir la terre d’hospitalité gracieuse qui sourit à l’artiste, au voyageur, à l’amoureux passant désintéressé, et qui l’invite à jouir de son ciel et de sa poésie. (« L’expulsion de M. Ivan Aguéli », La Libre Parole, 24 juin 1894).

Barrucand fut battu à Aix (comme lors de sa précédente tentative, en février 1897) par Baron (4e avec 395 voix). Il reviendra toutefois en Provence, débarrassé de son antisémitisme et tout à fait dreyfusard, où il fera, sur l’Affaire, une tournée de réunions publiques en décembre 1898, et, au début de 1899, vingt-cinq conférences dans les différents cercles de Marseille (Archives manuscrites de la Ldh, 13 mars 1899). À un de ces meetings, le 10 décembre, le public avait voté l’ordre du jour de protestation suivant : 

Les citoyens marseillais réunis le 1er décembre en une. grande conférence contradictoire à la salle de l’Albambra, après avoir entendu, les explications du citoyen Victor Barrucand et des autres orateurs sur l’affaire Dreyfus-Picquart et la politique, protestent contre la poursuite criminelle engagée en ce moment contre le colonel Picquart et déclarent n’y voir qu’une persécution de ceux qui, dans peu de temps, auront à répondre de leurs manœuvres louches et de leur bas esprit de vengeance devant la justice une et indivisible ; ils engagent de plus le gouvernement à assainir l’atmosphère républicaine de tous les miasmes qui l’empestent. (« Vive Picquart », L’Aurore, 5 décembre 1898).

Il avait, peu avant, signé la Protestation Picquart (2e liste), participera l’année suivante à la souscription « pour propager la vérité » (1ère liste de L’Aurore) et à prendre la parole dans les meetings où il soutenait des positions avancées comme il le fera au meeting du 19 juin 1899 au théâtre Moncey, il

examine la situation actuelle et constate que la République court un réel danger. Il flétrit les Rochefort et les Drumont, souteneurs des faussaires de l’État-Major lesquels prétendent incarner l’armée. […] Barrucand continue en disant que les socialistes ne crieront jamais : À bas l’armée ! car l’armée c’est le peuple en armes. « Ce qu’il faut crier, dit-il, c’est à bas les militaires professionnels qui […] s’insurgent contre la République à laquelle ils doivent obéissance. L’armée doit être patriote comme l’étaient les volontaires de 1792, et il faut dénoncer tous ceux qui conspirent contre la République. C’est de cette façon que nous concevons l’armée nationale et je suis certain que si notre pays était menacé, tous les socialistes se lèveraient pour le défendre, tandis que les patriotes chauvins fuiraient pour la plupart à l’étranger ». Il termine en démontrant que l’affaire Dreyfus aura eu pour résultat de diviser en deux camps tous les Français, et ce pour le triomphe prochain de la République sociale qui sera proclamée par l’union de tous les républicains sincères. (rapport no 80 du 20 juin 1899. Arch. PP. Ba 1498).

La Libre Parole ne le connaissait plus, et se réjouissant d’un meeting empêché le 10 décembre à Nice, notait : 

La Juiverie avait organisé aujourd’hui une conférence que devait faire un nommé Barrucand en faveur du traître Dreyfus. Malgré la synagogue qui se trouvait au grand complet, il a été impossible aux dreyfusards de former le bureau et la réunion a été dissoute par le commissaire do police aux cris de : « Vive l’armée! A bas les Juifs! A bas les traîtres ! » Grande effervescence en ville où les Juifs ont été conspués. (« Les dreyfusards conspués », 12 décembre 1898).

Mais c’est surtout autour du procès de Rennes que Barrucand s’illustra, On ne mentionne généralement que son article de 1er septembre 1899 dans La revue blanche (Jackson : « plusieurs collaborateurs de la revue se sont rendus à Rennes, d’où Barrucand envoya ses “Notes sur le Procès”). Il y décrit de façon pittoresque l’ambiance du Café de la Paix, où le Tout-Procès se retrouve après les audiences :

Sous la tente africaine, dans l’enclos de maigres fusains en tonnelets verts alignés, les cerveaux se défripent aux fumets des breuvages. Là, s’épanouissent Jaurès, Mirbeau et son chien Dingo, Hermann-Paul en chapeau large et veston souple. Henry Leyret, Hérold [sic] et dix autres.
Chincholle y mûrit ses reportages. Des gamins y clament les feuilles locales […]. C’est une terrasse des boulevards à cent lieues de Paris. Un député breton y montrait ce matin son costume morbihannais. On y blaguait le microcéphale commandant Carrière, le bourru colonel Jouaust, les mots militaires du lieutenant-colonel Cordier y circulaient […] tout l’argot de l’Affaire pimentant les propos, vingt remarques plaisantes sur les tics des juges et des témoins, les incidents de l’audience du matin, la boursouflure brouillonne et saugrenue du député Grandmaison, les faloteries du colonel Fleur […] les affres de Mercier, l’effondrement de Boisdeffre, la vanité dictatoriale de Roget, les malices normandes d’un Demange, le beau sang d’un Labori impatient et piaffant. À cette heure, on ne vit plus l’affaire : on en parle, et c’est une autre manière d’émotions.

Mais aussi celle des audiences elles-mêmes et la fatigue, physique et nerveuse, qui gagne de plus en plus de journalistes au fur et à mesure que les jours passent :

Nous sommes assis sur des planches, les séances durent six heures et cela tous les jours depuis plus de trois semaines, une sorte de fièvre mine maintenant tous les assistants, une épidémie nerveuse court le long de ces bancs, mais ce n’est pas de la pitié. Les premiers jours, il y avait encore des saluts, des poignées de mains et des accents boulevardiers : on s’épanchait, on pronostiquait, mais l’anxiété, la lassitude, le doute sont vite venus, et nous voici soupçonneux, prompts à l’enthousiasme et au découragement comme les défenseurs d’une place assiégée.

Mais en réalité il fut envoyé à Rennes (il y avait fait une conférence sur le pain gratuit, le 28 août 1897, A.M. Rennes, I 79) pour y être le rédacteur en chef de L’Avenir de Rennes, petit journal (1 500 ex.) converti depuis peu au dreyfusisme (mais depuis bien avant que ce que laisse entendre Stock dans ses souvenirs ; Stock, p. 113) et il écrivit en tout trente-quatre éditoriaux (parfois repris dans La Chronique de Vitré) entre le 28 juin et le 15 septembre (cf. C. Cosnier-A. Hélard). Qui lui confia cette mission ? La Ligue des droits de l’homme, comme le proposent Drouot et Vergniot* (p. 31), ligue à la réunion du Comité de laquelle, le 13 mars 1899, Barrucand avait rendu compte des conférences faites à Marseille qui avaient, disait-il, « produit les meilleurs résultats » (archives manuscrites de la Ldh) ? Le Comité de défense contre l’antisémitisme, comme le propose Oriol (Oriol, p. 679) ? Quoi qu’il en fût, Barrucand arriva à Rennes quelques jours après que Stock et Bernard Lazare étaient venus sur place dresser un « état des lieux » et avaient rencontré aussi bien Mme Caillot, la directrice de L’Avenir, que Victor Basch qui parlera à sa femme de « Léon [sic] Barrucand, un délégué du parti socialiste envoyé de Paris » et écrira à Reinach, autre figure du Comité, que « Barrucand est fort adroit en effet. Je le trouve même, peut-être à tort, trop adroit » (lettres du 25 juin et du 27 juin, Le Deuxième procès Dreyfus, Paris, Berg, 2003, p. 74 et 77). Il était en effet socialiste et sera présent au Congrès général des organisations socialistes françaises de décembre suivant, adhérent de la Confédération générale des socialistes indépendants et représentant du groupe L’Espoir social de Mallemort (près de Marseille). Il fut ainsi même question qu’il prît la parole au nom des socialistes rennais au banquet des Trois Marches, AM Rennes, I 79, 4 juillet 99). 
Toujours est-il que le 26 juin L’Avenir de Rennes annonçait : « Un historien de goût, un lettré bien connu, M. Victor Barrucand est depuis quelque temps à Rennes où il travaille aux archives départementales », avant de le présenter (le 29) comme « l’éminent sociologue dont le beau livre sur Le pain gratuit a eu, on le sait, un retentissement universel », et que le 28 y avait paru le premier éditorial signé Barrucand. En fait, dès le 23, Valéry Müller, rédacteur de L’Avenir, avait adressé à Joseph Reinach (BNF n.a.fr. 13576) l’article (non signé) « de notre confrère Victor Barrucand ». Dans ce bref mais bel article intitulé « Donnons l’exemple », Barrucand écrivait : « Il serait bientôt temps de faire appel aux sentiments d’humanité que les plus féroces adversaires n’ont pu étouffer complètement dans leur conscience. […] Que le cri des passions indécentes se taise. Laissons aux éternels insulteurs de l’idéal tout l’odieux de leur rôle sauvage et soyons des hommes humains ».
Les 34 articles de L’Avenir de Rennes, souvent de grande qualité, se répartissent assez bien en trois catégories. Les premiers (8+10) sont en lien direct avec l’actualité de l’Affaire, et, à partir du 8 août du Procès lui-même : articles sur la nomination de Galliffet (« si une première fois le peuple eut à subir la colère de ce militaire militant, il lui saura gré d’avoir, à la fin de sa carrière, appliqué son énergie à rétablir l’ordre dans l’armée » (« Galliffet », 28 juin), sur le manifeste Guesde-Vaillant (« Pour juger la portée de leurs remontrances, les partisans de la seule lutte de classe n’ont qu’à regarder d’où partent les applaudissements » (« Fausse vertu », 19 juillet), ou sur Esterhazy, Quesnay ou Déroulède (« Le Droit à l’envers », 2 août). Des articles sur le procès, on retiendra particulièrement « Conférenciers » (18 août), sur les premières audiences publiques :

on peut prédire ce que sera le procès Dreyfus, un recueil de conférences et de réquisitoires par des gens qui s’improvisent conférenciers et procureurs pour le besoin de leur causes ;

« Cassation » (30 août) où il affirme que

le peuple français ne comprendra bien l’affaire Dreyfus que le jour où elle aura reçu toutes ses conséquences politiques ;

« Pour l’honneur » (7 septembre) où il démontre, à la veille du verdict, le côté pernicieux de l’alternative entre l’innocence de Dreyfus et l’honneur de l’Armée et veut croire que les juges donneront « une leçon de patriotisme » en disant : « La justice et l’honneur c’est la même chose ! » ; enfin, après le verdict, « D’un cœur ferme » (15 septembre) :

Nous savons bien que l’injustice est universelle [mais] pourquoi donc l’affaire Dreyfus a-t-elle pris cette importance ? C’est que pour la première fois on a osé exalter l’erreur judiciaire jusqu’à en faire un principe politique.

Un peu à part dans ces articles d’actualité, ceux du 30 juin, « En espérance », sur l’arrivée de Mme Dreyfus à Rennes, du 3 juillet, « Le Retour de Dreyfus, impressions d’un témoin » (très belle évocation d’une ambiance) et surtout du 10 août, « Pas sympathique ! » sur la première apparition du capitaine, où il apostrophe les antidreyfusards :

le capitaine Dreyfus s’était permis d’être calme, et de repousser les accusations, tout simplement. […] Et c’était vous, vous les coupables d’une trop folle agitation, qui donniez jusqu’au dernier moment l’exemple de l’épilepsie. Vous êtes tellement habitués à hurler vos mensonges qu’il vous paraît inconcevable que la vérité ait d’autres manières et marche en sa droiture sans clinquant. […] Nous pourrons plaisanter doucement les vieux macaques et la bande jésuitique aux yeux louches qui déclaraient que le capitaine Dreyfus n’était vraiment pas sympathique. Et nous reprendrons l’interjection gouailleuse et bien française du gamin de Paris : Mais regardez-vous donc !

Une seconde catégorie est constituée de 7 ou 8 articles de réflexion. Quelques-uns portent sur l’Affaire en général, comme le 10 juillet (« La Crise bienfaisante ») :

Un moment s’est présenté, unique dans l’histoire contemporaine, où le caractère et la valeur morale durent s’affirmer en dehors des coteries et des groupes […] et où chacun, réduit à soi-même, dut prendre une résolution à ses risques. Alors la politique acquit l’ampleur et la gravité d’un débat de conscience ;

ou le 4 août (« L’Instant critique ») :

La conscience nationale atteint un de ces instants critiques où l’avenir dépend d’une seconde. […] Dans quelques jours la question se posera telle : A-t-on le droit d’être innocent ? [les membres du Conseil de guerre] ne peuvent répondre non, sans se ridiculiser à travers les siècles, sans s’accrocher eux-mêmes au pilori de l’Histoire.

D’autres portent sur les deux camps qui s’affrontent :

D’un côté ceux qui tenaient pour l’absolutisme, la raison d’État, le respect irraisonné et l’autorité sans contrôle ; de l’autre ceux qu’entraînaient l’esprit critique et de libre examen qu’on trouve à la base du génie français » (à nouveau dans « La Crise bienfaisante »).

Barrucand s’attache plus particulièrement à définir le dreyfusisme :

Tous les hommes de bonne volonté, qu’un incroyable aveuglement n’égarait pas, se sont ligués. Ils ont combattu pour la vérité et l’honneur. À une fausse raison d’État ils ont opposé la raison supérieure de l’Humanité, ou plus simplement la raison tout court (« Doux pays », 4 juillet).

Son analyse s’arrête souvent, par un renversement original, sur le thème du patriotisme, ainsi le 5 juillet (« Les Vrais patriotes ») :

On a voulu faire de cette qualité civile et républicaine un synonyme de militariste et de cocardier. Cela est tout à fait contraire à la tradition du mot, qui fut à l’origine réservé aux seuls républicains avancés, aux hommes du 14 juillet et du 10 août. Les défenseurs du trône et de l’autel n’eurent point d’autres ennemis que les patriotes. […] [Aujourd’hui] tous les ennemis de la République se sont rangés contre la révision du procès Dreyfus, qui relève de la justice et du droit commun. […] il est dès lors bien étrange qu’ils puissent se parer du titre de patriotes [sinon par] une équivoque impudente.

Ou encore le 31 juillet (« Patriotisme et militarisme ») :

Pour nous la Patrie ne commence pas au caporal pour finir au général en chef; un poète, un savant, un artiste, tous les utilitaires et tous les rêveurs participent à son corps sacré. […] Quand nos pères de 1792 prirent le beau nom de patriotes, ce fut, contre toutes les tyrannies, au nom de la nation. Ils voulaient la Justice et la Liberté. Les républicains d’aujourd’hui n’ont pas renoncé à poursuivre leur œuvre.

Ce sont précisément ces valeurs qui fondent, chez Barrucand, son rejet de l’antidreyfusisme, comme le 3 août (« De bonne foi ») où il écrit :

Nous avons cru qu’ils [les antidreyfusards] diminuaient la France, qu’ils la rabaissaient à leur petite âme, à leurs mesquins calculs, nous les avons attaqués par patriotisme en quelque sorte

et après le verdict, le 15 septembre (« D’un cœur ferme ») :

Si la France renie son passé, si elle déchire la Déclaration des Droits de l’Homme, […] c’en est fait de la République et du progrès et du rôle de la France dans le monde. Voilà ce que sentent à cette heure les vrais patriotes […] seuls lorsque tout croule ils soutiennent encore la gloire du génie français.

Barrucand catalogue l’antidreyfusisme comme une aberration. Ainsi le 6 juillet (« Responsables ») :

La meilleure preuve que Dreyfus était coupable, Cavaignac nous l’a montrée : c’était un faux. On a jugé par la meilleure de la qualité des pires. Alors s’est élevé ce concert de voix irritées qui réclamaient justice au nom du droit qu’a tout homme d’être innocent, même s’il est juif. Conçoit-on qu’il y ait eu des Français assez aveuglés par les passions politiques et les haines religieuses pour s’élever contre cette thèse innée dans le cœur de tout honnête homme ? Et ceux-là se déclaraient patriotes, et c’était leur excuse ! 

Et plus encore le 13 juillet (« L’Antidreyfusisme ») :

Il y a peu de maladies nerveuses aussi persistantes que l’antidreyfusisme. Après tout ce qui s’est passé nous retrouvons des gens qui raisonnent comme en 1895, le jour où la dégradation officielle semblait trop douce à leur fureur lyncheuse […] Nous sommes en présence d’une foi aveugle et à rebours […] les antidreyfusistes croient d’abord en ceux qui les ont trompés…

Mais c’est aussi au nom du patriotisme qu’il le condamne, le 26 juillet (« Pauvres moutons ! », sur les lecteurs du Petit Journal) :

Un des plus curieux aspects de l’Affaire, c’est qu’on ait laissé si longtemps aux partisans du Mensonge et de la Bêtise l’excuse du patriotisme. Ils n’y ont aucun droit. On verra distinctement plus tard que la Patrie française n’eut d’autres ennemis dans la crise actuelle que les soi-disant patriotes.

Enfin, le 8 septembre (« Le Syndicat de la trahison »), non content d’avoir « récupéré » le patriotisme au bénéfice des dreyfusards, Barrucand renvoie aux antidreyfusards l’accusation de trahison :

La Nation républicaine reconnaît maintenant l’ennemi héréditaire, elle sait où sont les traîtres, le complot est découvert, et la chouannerie, sous son masque contemporain, est à nouveau dénoncée comme le véritable Syndicat de la Trahison.

Cette volonté manifeste de ne pas laisser aux antidreyfusards le monopole du patriotisme rejoint en fait clairement son discours du meeting de Moncey. Peu d’éditorialistes auront insisté là-dessus autant que Barrucand.
Une troisième catégorie d’articles, qui semblent « déconnectés » de l’actualité et de l’Affaire, explique peut-être pourquoi il était si sensibilisé à ce thème ; ce sont des réflexions sur l’Histoire et la Révolution où, le plus souvent à partir de son œuvre, (Jean Rossignol, Pierre Choudieu) il suggère que ceux qui, aujourd’hui se prétendent les défenseurs de la Patrie sont les héritiers politiques et idéologiques de ceux qui, après 1789, la trahirent. Et que les dreyfusards sont, au contraire, les continuateurs de ceux qui pendant la Révolution étaient les vrais Patriotes. (12 juillet : « Un vainqueur de la Bastille » ; 18 juillet : « Un Marat modéré » ; 21 juillet : « L’Esprit breton » ; 24 juillet : « Le Malaise de la démocratie» ; 25 juillet : « L’Esprit breton II » ; 25 août : « Le Patriotisme des Chouans »).
L’activité rennaise (considérable !) de Barrucand ne se limita pas à cela. Il faut aussi mentionner son discours le 14 juillet au banquet des Trois Marches (cité dans L’Avenir de Rennes). Il y évoqua « deux faits qui resteront et seront dans tous les temps les sujets de passionnés commentaires […] la prise de la Bastille par le peuple […], la révision d’un procès célèbre, […] d’un côté la chute d’une prison qui semblait symboliser l’arbitraire, de l’autre le retour d’un prisonnier condamné sans savoir pourquoi ». Imaginant ce que « la moderne victime de la Raison d’État » a pu penser en entendant de sa prison « le bruit des pétards de fêtes, des fanfares et des fusées de joie », il concluait : « Qu’il accueille donc les échos de la fête nationale comme une rumeur consolante de pas qui s’approchent, de voix qui vont grandir : Encore un peu de temps, encore un effort et la Bastille croulera ! » Il s’en souviendra quand il écrira à Dreyfus le 14 juillet 1906 : « Cher M. Dreyfus, il y a sept ans, le 14 juillet 1899 au Banquet des Trois Marches, je levais mon verre en votre honneur et je disais que le rempart de faux, d’intrigues et infamies où l’on vous avait enserré était la Bastille moderne que nous devions prendre. La Bastille est prise et la Justice triomphe. Permettez-moi d’associer ma joie intérieure à votre triomphe » (mahJ, 97.17.44.6).
Mais les Archives municipales de Rennes (I 79) et les Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (1 M 145) révèlent aussi que Barrucand eut encore à Rennes une autre fonction (tout aussi méconnue) auprès des ouvriers rennais, (seul, puis flanqué de l’avocat socialiste Albert Willm à partir du 12 août). Cette mission de guide ou de conseiller pour ne pas dire de commissaire politique se traduisit par des conférences. Le 28 juin, à la Bourse du Travail, devant une salle comble, il parla sur « le Referendum appliqué aux questions économiques et le mouvement syndical ». Selon la police « la causerie est nettement dictée par la grande question qui agite en ce moment les esprits. La conférence n’a visiblement d’autre but que de créer un mouvement favorable à la révision du procès ». Le 9 juillet, prêtant son concours à une fête familiale du Cercle d’Études sociales, après avoir prêché l’union entre les travailleurs il invita les ouvriers à se trouver le 14 juillet au banquet dreyfusard des Trois Marches. Le 23 juillet, à la tombola des chemins de fer il prit la parole, pour un court discours, répétition de celui de la Bourse du Travail. Le 1er septembre, à la Bourse du Travail (300 personnes), il parla de « la Question économique » pour, finalement (toujours selon la police) « tomber dans l’Affaire » en disant : « vous ne sauriez rester indifférents […]. Ce qui a été fait d’injuste pour l’un peut l’être pour tous ». Enfin le 8 septembre, toujours à la Bourse du Travail (400 personnes, dont Séverine), après avoir parlé des Congrès ouvriers, revenant à son thème de prédilection, il cita en exemple « les révolutionnaires rennais de 1789 qui étaient des patriotes alors que ceux qui aujourd’hui accaparent ce titre étaient en 93 dans les rangs de l’ennemi ». Et il ne faut pas oublier que, le soir de la « raclée » administrée par des ouvriers socialistes aux membres du Groupe Antisémite-nationaliste rennais (29 juillet 1899), c’est autour de Barrucand que Bougot, Delaisi, Valéry Müller et leurs « troupes » ouvrières et étudiantes fêtèrent dans un café la conquête (définitive) de la maîtrise de la rue rennaise par les dreyfusards.
D’autres interventions, plus discrètes, au Cercle d’Études sociales, sont en relation avec la marche du Procès. Pour expliquer aux ouvriers la déposition du général Mercier, qui, dit-il, « n’a pu prouver que son ânerie » (12 août). Faire état (16 août, après l’attentat contre Labori) des informations qu’il possède et des… conseils qu’il dit avoir donnés à Hennion. Prendre des dispositions pour le jour du verdict, tout en prédisant que Dreyfus sera acquitté (7 septembre). Venir annoncer le verdict (9 septembre), et le commenter : « après avoir flétri ce verdict (une tâche pour le peuple) il l’explique : par esprit de caste les juges militaires ont donné un jugement de compensation. […] Ce verdict est meilleur pour la cause prolétarienne qu’un acquittement ; toute liberté est donnée pour continuer la campagne. Un ordre du jour énergique est voté, flétrissant l’arrêt, les juges et les témoins militaires ». Avant de quitter Rennes, il signa l’Adresse Dreyfus au lendemain du verdict et l’adresse des « groupes de la jeunesse artistique, littéraire et sociale de France ». Il. Peut-on voir un écho de cet été passé à Rennes avec les ouvriers dans ce que Barrucand fait dire au héros de son roman Avec le feu, qui après avoir quitté Paris rencontre des ouvriers à Toulon : « Je me suis retrempé parmi eux, j’ai serré leurs rudes mains, au contact de la réalité j’ai oublié mes ennuis de Paris ».
Les missions rennaises de Barrucand furent parfois ingrates, comme le 23 juillet, « devant une cinquantaine de personnes qui paraissaient indifférentes et semblaient attendre avec une certaine impatience le tirage de la tombola », mais à côté de cela, il connut des moments plus agréables, comme ce 9 juillet où « à l’issue de la séance un verre de vin est offert au citoyen Barrucand dans l’arrière-boutique »… Son éloquence fut très remarquée et L’Avenir de Rennes (qui en août publia aussi en feuilleton, mais très irrégulièrement, Le Chariot de terre cuite) écrit (29 juin 1899) :

Ce que nous ne pouvons rendre, c’est la souplesse et la hardiesse de la manière oratoire de M. Barrucand. Rien n’est plus neuf, plus brillant que ce défilé d’idées solides et d’images chatoyantes. L’assistance enthousiasmée buvait littéralement les paroles du sympathique orateur et hachait son discours d’applaudissements.

Et encore au lendemain de son discours du 14 Juillet :

Le discours de M. Victor Barrucand se recommande de lui-même par son élégance, sa parfaite ordonnance littéraire et son accent vigoureux. L’assistance écoutait dans un religieux silence la parole véhémente de l’habile orateur qui sait tout dire sans choquer personne. L’effet a été très impressionnant, mais il en dit plus que de longues périodes politiques. Les assistants ont salué l’orateur par une triple salve d’applaudissements.

Cette admiration (de Valéry Müller ?) est manifestement en opposition avec les réticences et la tiédeur de Basch qui déclare le trouver « adroit, peut-être même trop adroit » (lettre à Reinach citée). Dans l’autre camp, Le Patriote breton parle avec hostilité du « sieur Barrucand » qu’il voit « se rincer la dalle avec toute la tourbe dreyfusarde » (30-31 juillet), se promener « à la tête d’une bande de socios […] la tête découverte, un bâton noueux à la main, encadré de deux quarante sous vêtus de longues blouses bleues » (12-13 août). Il persifle (18 août) : « Me Demange a de singuliers gardes du corps. MM. Barrucand, Bougot, Bourges, etc., attendaient ce matin le défenseur de Dreyfus à sa sortie du Conseil de guerre » et ironise (15 septembre) sur « les goûts littéraires de quelques vagues admirateurs » de celui qu’il appelle « Adonis Barrucand » parce qu’il l’a vu se promener un soir dans Rennes avec deux « citoyennes » pendues à ses bras ! Mais d’une manière générale (et c’est assez surprenant) la presse rennaise, si antidreyfusarde et si chroniquement portée à voir partout « la main du Syndicat », ne semble pas faire grand cas de l’arrivée à L’Avenir de cet envoyé de Paris. Tout au plus Le Patriote breton parlera-t-il, mais après-coup le 10 septembre 1899, à propos des grèves du Creusot des « agitateurs socialistes » que l’on trouve partout « comme les Sallembier à Calais, les Barrucand à Rennes ».
Après Rennes, Barrucand fur présent au Congrès socialiste de Paris (Japy, 8-12 décembre 1899), mais il quitta bientôt Paris pour Alger. Fût-ce « encore la Ligue des droits de l’homme qui l’envoya en Algérie en qualité de rédacteur en chef du nouveau quotidien Les Nouvelles de Blida, fondé par le docteur Gérente, sénateur de l’Algérie », comme le disent Drouot et Vergniot* (p. 31) ? Fût-ce « sur les conseils de Waldeck-Rousseau », comme il le dira lui-même dans Un pays plus beau ou en tout cas « en plein accord avec M. Waldeck-Rousseau [qu’] il mena une vigoureuse campagne contre l’antisémitisme », selon sa nécrologie du Temps (15 mars 1934) ? Il semble que ce fût plutôt, et une nouvelle fois, dans le cadre du Comité de défense contre l’antisémitisme, comme le propose Oriol sur la base de la correspondance retrouvée entre Gérente et Barrucand et dans laquelle sont évoqués à de nombreuses reprises deux des principaux acteurs du Comité : Lazare et Becker (Oriol, p. 679-680). Quoi qu’il en fût encore, comme l’écrivit lui-même celui qui publia en 1902 un vigoureux M. Drumont et l’Algérie : « j’ai abordé ce pays au moment où il allait peut-être se tromper sur lui-même en prenant la brutalité pour la force dans la période antisémite, et j’ai sans doute contribué à le ramener à d’autres sentiments » (D’un pays plus beau). Et Drouot et Vergniot ont raison quand ils écrivent que  « La mission qu’il devait y accomplir relevait du même esprit que la défense de Dreyfus : il était là pour contrecarrer un important mouvement antisémite, celui qui peu à peu s’emparait de toutes les villes de la frange côtière algérienne » (p. 31). C’est très précisément ce qu’il écrivit à Dreyfus en 1901 après avoir reçu Cinq années de ma vie quand, évoquant « [s]a campagne de Rennes » où il « soutenai[t] le bon combat de la justice et de la raison dans l’Avenir de Rennes (juin-septembre 1899) contre toute la presse locale coalisée contre [lui] », il disait « sur d’autre champs […] mene[r] la même lutte » (lettre du 6 mai 1901, Musée de Bretagne).
Après avoir, en 1900, signé la protestation contre l’amnistie (L’Aurore, 14 mai), il souscrivit, en 1902 au monument Zola ([3e liste] de L’Aurore). En 1903, en tant que membre du Comité, il était à la séance inaugurale de la section d’Alger de la Ligue des droits de l’homme (Bulletin officiel de la Ligue des Droits de l’Homme, 1903, p. 1087), qui proposa régulièrement des mesures pour améliorer le sort de « l’indigénat », et, de fait, ce fut là son autre combat en Algérie où il voulut « soutenir l’action culturelle de la France et y défendre les “Indigènes” soumis alors à de rigoureuses lois d’exception » (lettre de sa seconde épouse Lucienne Barrucand, 27 mai 1956, A.O.M, Aix-en-Provence). Drouot et Vergniot* disent qu’« il se retrouva dans la mouvance dite arabophile, afin de lutter contre l’obscurantisme de l’esprit colon » (p. 32). Il s’engagea notamment lors de l’affaire du soulèvement de Margueritte en 1901 et protesta contre l’instauration de tribunaux répressifs en 1902. Démissionnant des Nouvelles en 1902, il fonda, ou plutôt relança, L’Akhbar (journal créé en 1839, qui avait cessé de paraître quelques années plus tôt), « dans le but, dit-il lui-même dans D’un pays plus beau, de favoriser la collaboration franco-musulmane et le rapprochement des races ». Marius et Ary Leblond, dans La revue blanche (15 avril 1903) constatent que si « ses œuvres littéraires d’européanisme subtil et érudit l’avaient peu préparé à devenir un leader colonial africain […] il s’est révélé, en ces deux ou trois ans, le grand journaliste algérien qui manquait à l’Algérie ». Il fit de L’Akhbar d’après Drouot et Vergniot* (p. 32-33), « un hebdomadaire humanitaire, d’union franco-arabe […] et le premier journal bilingue paru sur le territoire algérien ». Mais « considérant cette publication comme anti-européenne et fauteuse de troubles, l’administration coloniale ne tarda pas à s’inquiéter et à réagir » et L’Akhbar et Barrucand furent la cible de nombreuses attaques (« journal dangereux », « propagande malfaisante »). Cette appréciation de l’action de Barrucand est très différente de celle retenue par le Maitron où est citée La Revue anarchiste (novembre 1923) qui prétend qu’il est « à la solde de la ploutocratie nord-africaine ». Le rôle réel de Barrucand dans ce domaine est sans aucun doute à réévaluer, comme le suggère Jean-Robert Henry : « il a quand même joué un rôle important dans la vie culturelle algérienne : la villa “Télemly” où son épouse Lucienne et lui habitaient, a abrité pendant plusieurs décennies le principal salon littéraire d’Alger, et les Barrucand ont assuré, par-dessus l’algérianisme, une liaison dont la portée mériterait d’être évaluée, entre le libéralisme anti-colonial et l’universalisme de l’ École d’Alger » (« Résonances maghrébines », R.O.M.M., ibid., p. 11). En tous cas dans une lettre du 4 juin 1917 à Barrès (où il réclamait que l’on n’oublie pas que dans la Guerre « l’islam français s’est lui aussi porté à la rescousse, et d’un mouvement superbe », ni que « les tirailleurs algériens de nos vagues d’assaut étaient des Arabes et des Berbères ») Barrucand affirmait lui-même : « j’ai travaillé de mon mieux depuis dix-sept ans en Algérie à la politique franco-musulmane qui porte aujourd’hui ses fruits. J’ai sacrifié bien des choses à mon œuvre de L’Akhbar qui est sans doute le meilleur de mes livres, né de la vie et la portant en germe ». Influence qu’il revendiquait encore en 1930 (préface des Peintres orientalistes) : « J’ai vécu trente ans dans ce pays et me suis toujours davantage soucié de le comprendre que d’en être compris. Je l’ai abordé au moment où il allait peut-être se tromper sur lui-même en prenant la brutalité pour la force dans la période antisémite et j’ai sans doute contribué à le ramener à d’autres sentiments ».
Une réévaluation de l’œuvre de Barrucand est d’autant plus souhaitable que, toujours selon Drouot et Vergniot*, « sa notoriété actuelle [ou ce qu’il en reste] se fonde essentiellement sur sa collaboration aux œuvres posthumes d’Isabelle Éberhart » (p. 33), et que cette notoriété est surtout négative. Jeune fille d’origine russe exilée en Suisse, fascinée par l’Orient et l’Islam, celle-ci vint en Algérie pour y mener une vie de nomade. Barrucand prit sa défense quand elle fut accusée d’être une agitatrice anti-française, lui ouvrit les colonnes des Nouvelles puis de L’Akhbar où elle publia des nouvelles et des reportages et l’incita à partir comme reporter dans le sud-Oranais. Après la mort d’Isabelle Eberhardt en 1904, « il s’attacha à publier l’ensemble de ses écrits, établissant les textes définitifs, mais avec souvent ses propres ajouts et corrections » (Drouot et Vergniot*, p. 33). Ainsi parut chez Fasquelle en 1906, sous la signature Isabelle Éberhart et Victor Barrucand, Dans l’ombre chaude de l’Islam (puis Notes de route, Pages d’Islam, Trimardeur) Il y eut une vive polémique, d’abord sur la paternité des textes, (Les Annales africaines du 8 mai 1909 reprochent au « publicateur » [sic] de « s’imposer comme co-auteur […] pour se dédommager du travail d’annotation ou de mise au point »), puis plus tard sur la façon dont Barrucand avait cru bon d’« arranger » le texte d’Isabelle Éberhardt. Sur ce point R.L. Doyon (dans La Vie tragique de la bonne nomade, qui est une longue préface à son édition des Journaliers d’Isabelle Éberhardt, 1923, La Connaissance) est relativement indulgent : « il a travaillé, de bonne foi et pour la gloire d’Isabelle, à ériger une statue de marbre qui relevait plus de l’École des Beaux-Arts que du génie désordonné et touffu d’une Russe errante et inspirée », mais au moins « il a manifesté Isabelle ». Mais Edmonde Charles-Roux, biographe d’Isabelle Éberhardt (Un désir d’Orient, la jeunesse d’Isabelle Éberhardt, puis Nomade j’étais, Les années africaines d’Isabelle Éberhardt, Grasset, 1988 et 1995) est beaucoup plus sévère pour celui dont elle dénonce « les corrections, ratures, surcharges qu’il infligea aux manuscrits » d’Isabelle, et qui « cacha ses appétits » et « habilla ses propos » parce qu’il « redoutait [ses] confidences amoureuses » et plus encore « ses appels enflammés en faveur de l’Islam ».
De ce long séjour de Barrucand en Algérie, il reste un recueil de poèmes, D’un pays plus beau (1908), un roman, Adilé Sultane (1910), un ouvrage sur La Guerre du Riff (1927), et L’Algérie et les peintres orientalistes (1930), ouvrage encore très estimé aujourd’hui des spécialistes, mais aussi sa correspondance avec Lyautey (Archives d’Outre-Mer, 13 X 1 à 223), commencée en 1904 sous le signe de leur fascination commune pour Isabelle Éberhardt et poursuivie jusqu’à leur mort à tous deux en 1934. Dans sa nécrologie Le Temps écrivit : « Par la qualité de son esprit véritablement encyclopédique doublé d’une magnifique intelligence, M. Barrucand s’était acquis la sympathie unanime des milieux politiques, littéraires et sociaux d’Algérie ».
On a vu que le rôle de Victor Barrucand dans l’affaire Dreyfus fut loin de se limiter à la rédaction dans La Revue Blanche d’un « Passim » sur la dégradation en 1895 et de « Notes sur le procès de Rennes » en 1899. Il fut à L’Avenir de Rennes non seulement un grand dreyfusard mais aussi un grand journaliste. Mais c’est aussi l’ensemble du parcours et de l’œuvre de celui qu’Éric Dussert présente comme « cet homme brillant, à la croisée des sphères littéraires, sociales et politiques, qui s’est immiscé dans tous les débats de son époque sans pouvoir fléchir la postérité » qui reste à redécouvrir et à réévaluer.

Sources et bibliographie : en dehors des références données dans le cours de l’article, on pourra aussi consulter : Bibliographie de ses articles de La Revue Blanche, dans Jackson, La Revue Blanche, 1889-1903, Origine, influence, bibliographie, Minard, 1960, p. 170-171 ; Correspondance avec Barrès (de 1891 à 1917), BNF fonds Barrès ; Olivier Barrot-Pascal Ory, La Revue Blanche, Paris, 10/18, 1994 ; Éric Dussert, « L’Homme qui voulait rendre le pain gratuit », dans Matricule des anges, no 14, 20 nov-20 janv. 1996 et « Victor Barrucand », « Le Livre des égarés », Plein Chant, no 69-70, 2000, p. 164-170 ; Christine Drouot et Olivier Vergniot, « VB, Un indésirable à Alger », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerrannée, no 37, 1er sem. 1984, p. 31-36) Sur son rôle à Rennes en 1899, voir C. Cosnier-A. Hélard, Rennes et Dreyfus en 1899, une ville un procès, Horay, 1899, p. 69-70, 133-134, 162, 165, 183, 223, 238-239, 270, 324, 361-363, 365-367, 374. Sur ses relations avec Isabelle Éberhardt, Robert Randau, IE, Notes et souvenirs, 1945, Alger.

André Hélard

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