Allard, Maurice, Édouard, Eugène, avocat, publiciste et homme politique français, né à Amboise (Indre-et-Loire) le 1er mai 1860*, décédé à Paris le 27 novembre 1942.
Fils d’un notaire, Allard, après ses deux baccalauréats, entreprit, à Paris, des études de droit. Cofondateur du groupe révolutionnaire des Écoles, au début des années 1880, il publia dans ses deux journaux, L’Étudiant et L’Écho de la Rive gauche. Licencié en droit, ancien conseiller de préfecture, avocat et rédacteur à La Bataille, il s’engagea dans la lutte contre le boulangisme. Il fut aussi franc-maçon (Dictionnaire des FM, p. 67-68), directeur du Républicain d’Indre-et-Loire, puis rédacteur au Petit Var, à La Lanterne, et aussi, très occasionnellement, au Tocsin populaire, à L’Avenir de l’Aisne, etc., et, à partir de mi-novembre 1898, quand il devint à proprement parler dreyfusard, au Petit Provençal.
Dès la reprise de l’Affaire, au début de novembre 1897, Allard écrivit un article sur « Le cas Dreyfus » dans lequel il faisait part des doutes qui étaient les siens :
Dès le lendemain de la condamnation et de la dégradation de cet officier accusé du plus hideux des crimes, une campagne, tendant à mettre sa culpabilité en doute, commença sourdement.
Dans certaines tentatives, assez maladroites d’ailleurs, faites en faveur du condamné, on vit distinctement la main de parents et de coreligionnaires, et personne ne prit au sérieux les insinuations répandues dans le public avec l’intention évidente de le disculper. Pour tout le monde et pour nous-mêmes, bien que nous ayons toujours tenu pour éminemment fragiles les décisions de la justice tant civile que militaire, Dreyfus était coupable, car il nous était impossible d’admettre que les sept membres du Conseil de guerre eussent pu se prononcer à la légère dans une affaire aussi grave et d’un intérêt aussi poignant.
Mais, aujourd’hui, les choses ont changé de face. Il ne s’agit plus d’une campagne manifestement alimentée par la famille d’une condamné ou menée par des coreligionnaires désireux, dans l’intérêt de leur race, de réhabiliter un des leurs. Nous sommes en présence d’un homme dont l’honorabilité n’a jamais été mise en doute et qu’on ne peut soupçonner d’être poussé par des sentiments inavouables, de M. Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat. Et cet homme affirme hautement non seulement qu’il croit à l’innocence de Dreyfus, mais encore qu’il possède entre les mains toutes les preuves nécessaires pour établir cette innocence !
On avouera qu’une pareille intervention est de nature à nous faire réfléchir et que nous avons bien le droit de nous demander, devant une affirmation aussi catégorique, si la justice militaire, dans l’affaire Dreyfus, n’aurait pas commis une monstrueuse erreur.
Mais cela dit, il s’empressait d’ajouter qu’il n’était point question ici « de prendre la défense de Dreyfus […] coupable jusqu’à preuve du contraire » (La Lanterne, 2 novembre). Cette neutralité, dont il ne se départira pas pendant longtemps, le fit malgré tout continuer à se poser des questions dont la réponse semblait, à chaque article, un peu plus certaine. Ainsi, le 5 décembre, s’il notait qu’entre l’écriture d’Esterhazy et celle du bordereau existait une « ressemblance frappante » (« La Solution »), il les jugeait, le 30, « en tous points identique » (« Toujours le mystère »). Mais il se devait de rester dans la note et ne voulait, en socialiste, avoir d’autre attitude que celle qu’il avait défendue depuis le début. Il avait ainsi écrit, le 7 décembre, propos qui annonce le célèbre manifeste de janvier 1898 :
Nous n’avons, nous socialistes, à prendre parti ni pour ni contre Dreyfus. Les défenseurs de l’ex-capitaine et ceux qui tombent sur lui à coups redoublés nous intéressent aussi peu les uns que les autres, et nous n’avons point à intervenir dans cette querelle de famille.
Notre attitude est celle de citoyens qui, sans passion et sans haine, attendent, si jamais elle se produit, la manifestation de la vérité, mais qui, en même temps, regardent attentivement les événements afin d’en extraire la morale et de l’utiliser au mieux des intérêts de leur doctrine et de leurs espérances » (« Mise au point »).
Il fut pourtant, en janvier 1898, un des rares socialistes à signer la première protestation (5e liste). Mais, dans La Lanterne à laquelle il donnait pour ainsi dire un article quotidien, il garda la ligne qu’il s’était définie, ne se prononçant pas sur le fond et n’exprimant plus les doutes qui étaient les siens, préférant s’en tenir à dénoncer le huis clos (« Le huis clos », « De la lumière », « Le procès d’aujourd’hui » et « La comédie », 5, 9, 11 et 12 janvier), le péril réactionnaire (« Le danger », 18 janvier), le « régime du sabre » (« Le sabre » et « Le pouvoir militaire », 25 janvier et 21 février), l’antisémitisme (« Dans la rue » et « La doctrine antisémite », 21 janvier et 29 mars) et à célébrer le courage de Zola (« Les responsabilités », 15 janvier). Rendant compte du procès Zola, Allard fit part de son indignation devant l’interdiction faite à de nombreux militaires de déposer (« L’étouffement », 9 février), l’attitude de Delegorgue (« Toujours l’étouffement », 10 février), les « menaces aux jurés » (17 février), les demi-révélations de Pellieux (« Graves déclarations », 19 février), le chantage de Boisdeffre (« Le pouvoir militaire », 21 février), etc. C’est ainsi « un dégoûté » qui écrivait après le procès, le 10 mars : « tous les principes du droit et de la justice ont été violés dans cette affaire où l’on a vu un président d’assises fermer la bouche aux témoins et un chef d’État-major peser par la menace sur la conscience des jurés ». La révision était devenue pour lui, après ce procès, après la certitude acquise qu’une illégalité avait été commise en 1894, une nécessité. Mais bien sûr, cela dit il s’empressait d’ajouter que l’illégalité n’impliquait « en aucune façon l’innocence de Dreyfus » :
Il se peut que celui-ci soit un abominable traître et nous voulons bien croire que les officiers qui l’ont condamné ne se sont pas trompés ; mais, si coupable que puisse être l’ex-capitaine, tous les bons citoyens, tous les hommes conscients et libres, tous ceux qui ont le souci de la sauvegarde des quelques garanties que nos lois mal faites laissent aux accusés, n’en ont pas moins le devoir de protester contre la monstrueuse illégalité commise par les juges militaires de 1894 » (« La “chose jugée” », 15 février 1898).
Sa prudence sur le fond, dont il ne se départira pas, lui permettra, avec toutefois une légère pointe de mauvaise foi, lors d’un meeting tenu en vue des élections de mai 1898 où il se présentait dans la première circonscription d’Aix, de répondre à son adversaire qui l’avait accusé d’être un antipatriote, que son « attitude dans l’affaire Dreyfus a été celle d’un bon républicain et d’un bon français » : « Je n’ai jamais déclaré que je croyais Dreyfus innocent ; j’ai protesté seulement contre la réaction césarienne et cléricale qui s’emparait de cette affaire pour l’exploiter au profit de ses projets criminels […] » (« La propagande socialiste. Deux conférences de Millerand à Draguignan », Le Petit Provençal, 20 mai). Le lendemain dans une autre interview (dont l’auteur qui la cite ne donne aucune référence), il se montra plus clair encore : « Dans l’affaire Dreyfus, ma ligne de conduite est toujours française et républicaine. J’ai toujours affirmé que je tenais Dreyfus pour coupable et jamais je n’ai pris la défense d’un traître » (Bernard Sasso, « L’année 1898 : Y a-t-il une affaire Dreyfus à La Seyne ? », Regards sur l’histoire de la Seyne sur mer, n° 2, s.d. [2002], p. 11). Allard ne parlera pas de l’Affaire dans sa profession de foi, mais y glissera, innocemment, un petit mot qui n’était peut-être pas, à ce moment, dénué d’arrières pensées et pouvait être rassurant pour quelques nationalistes et antisémites dont les voix seraient toujours bonnes à prendre. Les interpellant, il écrivait : « Vous avez à cœur, vous républicains si ardents et si convaincus, d’affirmer votre volonté d’en finir avec tous les exploiteurs et les traîtres et de marcher toujours en avant à la conquête du bonheur et de la justice » (Recueil Barodet 1898, p. 784). De quels « traîtres » voulait-il parler et, dans ce contexte, qu’étaient précisément les « exploiteurs » auxquels il faisait allusion ?
Élu, il fut un député actif. Membre de la Commission administrative du Parti socialiste révolutionnaire (qui faisait suite le 1er juillet au Comité révolutionnaire central), il prit part à de nombreuses discussions et fut, lors de la célèbre séance du 7 juillet 1898 au cours de laquelle Cavaignac donna lecture du « faux Henry », un des 21 à s’abstenir de voter l’affichage du discours. Après la mort d’Henry, il mena une nette campagne pour la révision (sept articles dans La Lanterne, entre le 3 et le 16 septembre), affirmant un peu plus à chaque fois sa conviction. S’il demandait, ainsi, dans le second (« Singulière attitude », 4 septembre), quel était le rôle de Du Paty, quelle était la véritable histoire du bordereau, etc., il affirmait sans détour, dans celui du 16 septembre (« Le danger ») : « Il est acquis que le bordereau sur lequel a été condamné Dreyfus est de la main d’Esterhazy ; que Du Paty de Clam, officier dévoué aux jésuites, a joué dans l’affaire un rôle coupable ; que des faux, destinés à tromper l’opinion publique, ont été forgés dans les bureaux de l’État-major ; que des officiers supérieurs ont fourni aux journaux césariens tous les éléments de leur campagne ; que le général Mercier a incité le Conseil de guerre de 1894 à commettre une illégalité » (voir aussi sur ce point : « Une monstruosité », 14 avril 1899).
L’enquête de la Cour de cassation acheva de le convaincre tout à fait. Il écrivit ainsi le 28 avril 1899 dans La Lanterne : « Plus on avance dans la connaissance des dépositions faites devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation, plus l’étonnement augmente devant le monument de mensonges et d’infamie qu’est l’affaire Dreyfus » (« Deux hypothèse »). Sûr alors de la victoire du droit, il demanda que fussent vite établies les responsabilités et poursuivis les coupables, et que le Parlement examinât de près l’organisation militaire (« La solution », 15 mai. Voir aussi et « Le mal », 16 juin).
Entre temps, après avoir participé à la création du Comité de vigilance, il avait signé la protestation en faveur de Picquart (3e et 9e liste), accompagnant sa signature de ces quelques mots : « Pour la pensée contre la force ». Après avoir voté contre la loi de dessaisissement, pour la condamnation des incidents d’Auteuil et l’affichage de l’arrêt de la Cour de cassation proclamant la révision (ordre du jour Sembat), il signa la lettre des 36 députés présentée par Viviani qui demandait la nomination d’une commission « chargée d’examiner s’il y a lieu de mettre en accusation, pour crimes commis dans l’exercice de ses fonctions, M. le général Mercier, ancien ministre de la Guerre » (Journal officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, 6 juin 1899, p. 1577). Il apporta aussi, en juin 1899, son soutien, en une lettre collective signée de représentants de l’A.C.R. et du P.S.R., à l’Appel aux travailleurs et aux soldats du Journal du Peuple (12 juin) et, après l’affaire d’Auteuil, le manifeste du P.S.R. engageant à se rendre à Longchamp, pour défendre la République contre les césariens.
Quelques jours plus tard, après la formation du gouvernement de Défense républicaine, il fut de ceux qui tinrent à marquer leur désaccord avec la présence du « fusilleur de la Commune », Galliffet, dans le nouveau gouvernement où siégeait aussi – erreur tactique et entorse aux principes, à son point de vue – le socialiste Millerand, en signant avec quelques autres un manifeste qui affirmait leur retrait du groupe socialiste et la formation d’un nouveau groupe « socialiste-révolutionnaire ». Il tint d’ailleurs à marquer toute la méfiance qui était la sienne à l’égard de ce nouveau cabinet avec une rare lucidité : « […] va-t-il poursuivre Mercier, Boisdeffre, Pellieux et tous les officiers compromis dans les faux et les mensonges de l’État-major ? […] Eh bien ! j’affirme que ce ministère sera celui de l’éponge […]. Galliffet […], comme ses prédécesseurs, […] couvrira les officiers coupables et paralysera, à leur profit, l’action de la justice » (« Il faut veiller », Le Petit Provençal, 30 juin). Il était donc logique qu’il prît ses distances avec La Lanterne qui défendait Millerand et qu’en juillet il signât le manifeste « à la France ouvrière et socialiste » (Le Socialiste, 16 juillet 1899). En réponse à Jaurès, il se défendit, en ayant porté sa signature au bas de ce manifeste, de l’avoir personnellement attaqué, d’avoir désavoué son action en faveur de Dreyfus et de la révision de son procès et d’avoir ainsi participé à ce qui n’était finalement qu’un appel réitéré à se désintéresser de l’Affaire. Il se justifia alors, rappelant ce qu’avait été son action, « un des premiers à réclamer la révision du procès Dreyfus » alors « que certains de nos amis se terraient et affirmaient qu’un parti avait le devoir d’être lâche dans certaines circonstances », en bref qu’il n’était pas « de ceux qui ont attendu le faux Henry pour oser émettre une opinion sur l’Affaire ». (« Explications », Le Petit Provençal, 21 juillet). Cela n’était pas faux – et ce malgré les arrangements électoralistes de mai 1898 – et sans doute Allard était-il sincère en signant, sans bien estimer ce que sous-tendait ce manifeste, avant tout contre l’entrée de Galliffet dans un gouvernement de Défense républicaine et contre celle de Millerand dont il estimait que ce n’était pas la place.
Quoi qu’il en fût, et malgré ce qu’il put écrire à la veille du second procès, ne doutant pas de l’acquittement de Dreyfus et appelant à aller jusqu’au bout de « la besogne », « à élucider tous les dessous de cette lamentable tragédie et à rechercher les responsabilités » (« Le premier devoir », Le Petit provençal, 4 août), il se tint après Rennes loin du combat dreyfusard. Pour exemple, s’il dénonça par avance la prévisible amnistie – « Les ministres qui tenteraient de prendre l’éponge et d’effacer le passé deviendraient aussi criminels que l’ont été ceux qui s’efforceraient de dérober aux châtiments » (« Attendons », Le Petit Provençal, 1er septembre, repris dans Le Petit Troyen, 3 septembre) –, profitant de l’occasion pour demander que fussent pourchassées les congrégations (ibid.) et que fût modifié le « mode de recrutement des officiers » et détruit « l’esprit de caste et de cléricalisme qui anime la plupart d’entre eux » (« L’éponge », La Lanterne, 14 septembre. Voir aussi « Et maintenant ? », Le Petit Provençal, 15 septembre), s’il tenta, à la Chambre, de la contrer en soutenant l’amendement Vazeille, il s’abstint finalement, comme il le fera le 22 mai 1900 où fut accepté un ordre du jour, proposé par Chapuis, invitant le gouvernement « à s’opposer à la reprise de l’affaire Dreyfus de quelque côté qu’elle vienne ». De même, avec les « anti-ministérialistes » – au journal desquels, Le Petit Sou, il collaborait –, il s’abstint encore lors du vote qui suivit, en avril 1903, la relance de l’Affaire par Jaurès et l’annonce par André d’une enquête (ordre du jour Chapuis).
En 1906, lors de la séance au cours de laquelle il vota la réintégration de Dreyfus et de Picquart, il fut de ceux qui, par le vote et la parole (accusant Sarrien de couvrir Mercier – (Journal officiel. Débats parlementaires, 13 juillet 1906, p. 2365), soutinrent Pressensé dans le vote de la priorité de son ordre du jour demandant des sanctions disciplinaires à l’égard des « officiers dont la procédure de révision a révélé les manœuvres criminelles ou frauduleuses postérieures à l’amnistie de 1899 ». Il vota aussi le projet de loi relatif au transfert des cendres de Zola au Panthéon (proposition de loi Breton), et, avec les socialistes « anti-ministérialistes » toujours, s’abstint sur l’ordre du jour de Réveillaud « rendant hommage aux artisans de la révision ». Plus curieux, il fut le seul, parmi les dreyfusards comme parmi les socialistes, à s’abstenir, en 1908, de voter la condamnation des attaques contre la Cour de cassation après les campagnes de L’Action française et de L’Autorité (ordre du jour Dalimier).
Parallèlement, ayant progressivement abandonné le Barreau, Allard continua sa collaboration au Petit Provençal, entra à La République provençale, au Socialiste, à L’Action et au Populaire du Centre (autant de journaux où il ne parlera plus de l’Affaire), et avait été, en 1902 et 1906, réélu. Il fut finalement battu en 1910 et ne se consacra plus guère qu’à son activité de publiciste devenant une des signatures les plus régulières et les plus attendues de L’Humanité.
Ce blanquiste fut un révisionniste puis un dreyfusard actif qui, une fois élu, n’hésita pas à proclamer hautement, quitte à être malmené (comme après son abstention lors du vote de l’affichage Cavaignac qui lui valut d’être hué), ses convictions. Même si son engagement connut après Rennes un léger recul, il demeure dans l’Affaire, un acteur de toute première importance.
Philippe Oriol