Général Louis André

André, Louis, Joseph, Nicolas, André, militaire français, né à Nuits (Côte-d’Or) le 29 mars 1838*, décédé à Dijon le 18 mars 1913*.

Polytechnicien (1857), élève à l’École d’application (1859), lieutenant d’artillerie en 1861, capitaine en 1867, chef d’escadron en 1877, lieutenant-colonel en 1885, colonel en 1888, André fut alors appelé à prendre la direction de la Cartoucherie de Vincennes. Nommé général le 23 décembre 1893, André, républicain fervent, franc-maçon (Dictionnaire des FM, p. 74), opposant à Boulanger, sera nommé la même année à la direction de Polytechnique par le nouveau ministre Mercier qui voulait voir diriger l’école par un républicain. Il y resta jusqu’en octobre 1896 et fut appelé au Mans sur l’« agrément » de Mercier sous les ordres duquel il se retrouva au 4e corps d’armée. Intime de Cavaignac, qui avait été le témoin de la déclaration de naissance de son fils, très proche de Mercier, « anti-Dreyfusard de la première heure », ainsi qu’il le dira dans ses mémoires (p. 225-226), comme tout le monde ou presque et surtout au sein de l’armée, il ne douta guère pendant longtemps de la culpabilité de Dreyfus.
On ne sait pas précisément ce qui amena André, qui ne s’est pas montré dans ses mémoires très disert sur la question, au dreyfusisme. Les manifestations antisémites qui avaient choqué son républicanisme (p. 233), le patriotisme de quelques dreyfusards qui l’avait impressionné (p. 230) et l’évidence du refus de l’armée de laisser s’exprimer des avis contraires et de tout faire pour l’empêcher qui l’avait choquée (p. 45 ; voir notice Jamont) jouèrent assurément. Il semble pourtant bien que ce fût son « mentor » qui le fit reconsidérer ses positions. « Mes premiers troubles de conscience vinrent de Mercier lui-même », écrira-t-il dans ses mémoires (p. 226). En effet, si pendant longtemps il avait pu considérer que « Mercier avait eu en mains les preuves de la culpabilité de l’accusé et qu’il avait accompli son devoir envers et contre tous » (p. 230), il s’était retrouvé « dans un état d’esprit différent » (p. 230) après l’aveu, tout enrobé de très patriotiques considérations, que lui avait fait Mercier de l’irrégularité commise sur son ordre au procès de 1894. L’Éclaireur de l’Est rapportera ainsi en juin 1899 un propos d’André selon lequel il avait déclaré lors d’un repas qu’il n’avait « pas à se préoccuper de l’opinion du général Mercier » : « Je ne connais qu’une chose, le droit et la justice, et vous ne me ferez jamais admettre qu’un officier soir condamné sur des pièces qu’il n’a pas vues » (repris dans « L’affaire Dreyfus », L’Aurore, 7 juin). Dreyfusard, il le sera bientôt tout à fait et, en 1903, Brisson pouvait le présenter à la marquise Arconati-Visconti comme « plus dreyfusard qu[’elle] » (lettre d’Arconati-Visconti à Dreyfus de « mars 1903 [25 avril en fait] », Dreyfus, Lettres à la marquise, Paris, Grasset, 2017, p. 37), ce qui n’était pas peu dire.
Nommé général de division le 12 mai 1899, Waldeck-Rousseau lui confia le 29 mai 1900 le portefeuille de la Guerre en remplacement de Galliffet. Entrant en fonctions, André s’entoura d’une équipe nouvelle, soigneusement sélectionnée, avec pour projet de rendre l’armée à la République. Dès le début, il put prendre conscience des difficultés qui seraient les siennes pour mener à bien son œuvre de réforme et des résistances qu’il lui faudrait briser. En renvoyant dans leurs régiments, dès sa prise de fonctions, trois colonels de l’État-major parmi les plus cléricaux, il eut à gérer la démission des généraux Delanne et Jamont, respectivement chef d’État-major et vice-président du Conseil supérieur de la guerre. Legrand-Girarde pouvait ainsi noter dans son journal que cet « homme des francs-maçons », ce « sectaire un peu fou » donnait bien « sa mesure » en remplaçant ces trois colonels pour mettre à leur place « des créatures de valeur plutôt médiocre, qui n’ont d’autre titre que leur amitié pour Picquart » (Legrand-Girarde, p. 262). Jugeant que ces résistances « [l]’empêch[ai]ent d’être le Chef de l’Armée dans les conditions et avec les pouvoirs prévus par nos lois », il envoya sa démission un mois exactement après son entrée en fonction (lettre à Waldeck-Rousseau du 28 juin 1900, Bibliothèque de l’Institut, Ms 4566). Une démission que Waldeck-Rousseau refusa. Ayant la confiance de son président du Conseil, il mena, contre la tempête, son œuvre d’« assainissement », relevant de leurs fonctions les plus cléricaux, réservant les bourses aux seuls candidats passés par l’école de la République, remplaçant une grande partie du personnel enseignant des écoles militaires, mettant en place des réformes visant à améliorer le sort matériel des soldats et à réduire les privilèges des officiers et, surtout, supprimant les commissions de classement devenant seul décisionnaire dans les questions d’avancement. Des réformes qui ne furent pas, on s’en doute, sans faire de mécontents. Le général marquis de Broissia pourra ainsi écrire dans ses mémoires :

Avec cet homme de sinistre et ridicule mémoire, la politique entra dans nos rangs. Sous prétexte de nous démocratiser, il déclara la guerre à tout ce qui portait un nom, à tout ce qui avait un passé, une religion et un semblant de dignité. Pour ceux-là, il n’y avait plus ni avancement, ni récompenses, ni garnisons agréables. Ce fut la persécution, le règne de l’injustice la plus criante, de la délation et, par suite, de l’abaissement et de l’avilissement des caractères. Je jugeai au bout de quelques temps la situation intolérable » (cité dans Thiébot, p. 53).

Relativement à l’Affaire, André eut « à cœur », expliquera-t-il dans ses mémoires, de mener à bien l’affaire Picquart : « faire réintégrer dans l’armée cet honnête homme, cette admirable conscience, ce soldat d’une haute intelligence ». Il tenta ainsi tout au long de sa présence au ministère de faire aboutir un dossier dont personne ne voulait. Et s’il « avai[t] écarté de [lui] », au début de sa prise de fonctions, « comme un calice, l’affaire Dreyfus » (p. 235-242) et qu’il avait fait, ainsi qu’il le dit à Ratier en 1902, « la promesse de ne pas rouvrir l’affaire » (lettre de Picquart à Labori du 13 août 1902, Harvard University, Houghton Library, Ms Judaica 1.3), c’est pourtant lui qui en permettra le règlement. En octobre 1902, Dreyfus qui poursuivait son enquête pour faire réviser son procès et avait pu réunir quelques témoignages au sujet du « bordereau annoté » et de la possible utilisation qui avait pu en être faite à Rennes, demanda à Trarieux d’intervenir auprès du ministre et reçut du général Percin, chef de cabinet, qu’André était « aussi convaincu qu[‘eux] de l’innocence du capitaine Dreyfus » mais ne pouvait agir indépendamment du cabinet auquel il appartenait (Carnets 1899-1907, p. 112-113 et 115). Il ne resta pas pour autant inactif et c’est lui qui fit prévenir Dreyfus, en mars 1903, par l’entremise du lieutenant-colonel Hartmann, de sa découverte au ministère d’une pièce qu’il jugeait susceptible de faire « rouvrir l’affaire ». C’est ainsi que Jaurès, qui fit la démarche auprès de lui pour en savoir plus, eut connaissance de la lettre par laquelle Pellieux, après la découverte du faux Henry, avait demandé sa mise à la retraite. Une lettre susceptible, comme l’écrira Dreyfus, déçu, « de produire un gros effet moral à la Chambre, mais [qui] ne donnait aucun moyen pour demander la révision » (ibid., p. 131-132).
Après les deux longues séances à la Chambre, les 6 et 7 avril, au cours desquelles Jaurès fit sa longue démonstration sur le « bordereau annoté » et donna connaissance aux députés de la lettre de Pellieux, André monta à la tribune pour déclarer, au nom du Gouvernement, qu’il entendait « faciliter, dans la plus large mesure, la recherche et la mise en évidence de la vérité dans l’affaire dont il est question aujourd’hui » et que pour cela il « accept[ait] entièrement d’être chargé de procéder administrativement à une enquête » à laquelle serait adjoint, « pour sauvegarder [s]a responsabilité », « un certain nombre de magistrats dans le dépouillement des pièces auquel il sera procédé » (Journal officiel. Débats parlementaires, 8 avril 1903, p. 1638-1639, repris dans Cassation II. I, p. 546 et 547-548).
Face à une opposition, à la Chambre et dans la presse, nombreuse et agacée, face à une opposition aussi au sein du gouvernement qui ne voyait pas de gaieté de cœur « repartir » l’Affaire, André n’avait d’autre choix que d’agir discrètement. Il commença son enquête au début de juillet (Carnets 1899-1907, p. 155). Épaulé par le contrôleur général et directeur du contentieux au ministère de la Guerre, Cretin, et par son officier d’ordonnance, le capitaine Targe, André reprit l’affaire à zéro, décision que forçait la dispersion du dossier et entendit Gribelin, qui se montra coopératif, et Pauffin de Saint-Morel. Et c’est ainsi, au terme d’une enquête de trois mois et demi, qu’il put découvrir un certain nombre de nouveaux faux (cours de l’École de guerre, « D. m’a porté… », pièce « des chemins de fer », pièce « du télémètre », livres de comptabilité de la Section de statistique, etc.) et quelques pièces qui avaient été écartées parce qu’elles déchargeaient Dreyfus, découvertes qui rendaient évident le crime contre Dreyfus et la nécessité d’une révision. Le 19 octobre, son enquête close, il transmit le dossier à Combes ouvrant la porte à la révision qui allait permettre de faire éclater l’innocence de Dreyfus et de mettre fin, en 1906, à l’injustice dont avait été frappé le capitaine en 1894 et 1899.
Le dreyfusard André – contrairement à ce qu’affirmera Bertin-Mourot –, permettant contre la majorité la révision, refusant de laisser Cuignet agir à sa guise – Cuignet qui l’avait attaqué en l’accusant d’avoir basé « sa demande de révision d’un procès criminel sur le mensonge et sur le faux » (voir notices Bourdeaux, Cuignet, Lasies) – devint plus que jamais la cible de la presse nationaliste. La suite des événements allait encore grandement écorner son image et jusque dans les rangs républicains. Sa gestion de l’affaire Dautriche, qu’il avait ouverte après les découvertes de son enquête et qu’il dut précipitamment clore en laissant libres et innocents les coupables qu’il avait fait comparaître (Dautriche, Rollin, François et Mareschal) y participa. Mais surtout, le scandale de l’affaire des fiches qui venait d’éclater après les révélations du Figaro, du Matin et du député Guyot de Villeneuve, et qui était à l’origine de l’abandon de l’accusation du procès Dautriche, confirmera pour beaucoup cette image de fanatique sectaire, « frère trois points » et « homme des Loges » qu’il ne fut jamais. Brugère pouvait ainsi dire au général Émile Dubois qu’il considérait que c’était une « honte » de « conserver à la tête de l’armée un menteur et un lâche » (Général Émile Dubois, Mes souvenirs de l’Élysée. 1900-1906, s.l., s.n., s.d., p. 108). Abandonné par Combes et le cabinet et se défendant mal à la tribune, au cours d’une séance où il fut giflé par Syveton, André démissionnera le 15 novembre 1904, ne supportant plus la pression qui était sur lui et, comme il confiera à ses mémoires, le « harcèlement perpétuel » dont il se jugeait la victime (p. 335). Il sera remplacé par Berteaux.
En 1906, au moment où la Cour de cassation allait régler la question Dreyfus, André donna au Matin – contre 80 000 francs, soutiendra Brugère (Souvenirs, 1906, p. 3, SHD GR1 K 160 4) –, des mémoires, Cinq ans de ministère, dont les chapitres sur l’Affaire parurent après l’arrêt qui cassait le procès de Rennes et innocentait définitivement Dreyfus. Il y expliquait, dans le numéro en date du 6 août, qu’il avait, pendant quelques heures au cours de son enquête de 1903, cru à la culpabilité de Dreyfus. Découvrant une note rédigée par Cuignet et Rollin en novembre 1898 qui attestait que la recopie des cours de l’école de guerre présente au dossier secret et subtilisée à l’ambassade d’Allemagne « représentait une partie arrachée d’un cahiers de cours saisi chez Dreyfus en 1894 », « tous [s]es raisonnements, toutes [s]es preuves morales [s’étaient] dispers[ées] à ce vent de réalité ». Il avait alors fait appeler son adjoint, Targe, et lui avait dit : « c’est fini ; il n’y a plus à hésiter : Dreyfus est coupable. Qu’importe le bordereau d’Esterhazy, qu’importent le faux Henry et tous les autres faux, voici la preuve. Il nous faut arrêter. Demain, je monterai à la tribune et je ferai cette déclaration : / – Je viens, moi, sixième ministre de la guerre, affirmer la culpabilité de Dreyfus. » Dans L’Humanité du 8, Jaurès s’en indigna : « Mais quoi, il lui suffisait d’un bout de rapport de Cuignet et de Rollin pour prononcer encore, malgré l’évidence accablante des faits, une nouvelle condamnation contre Dreyfus ? Devant ce texte, qui s’est trouvé être une machination de plus, son premier mouvement a été de monter à la tribune, lui sixième ministre de la Guerre, et de répéter : Dreyfus est coupable ! […] C’est lui qui nous l’assure ; et nous nous demandons avec stupeur de quelle pauvre argile est faite la raison de nos chefs militaires, de tous, de tous. » (« Bizarreries »). Un article qui fit probablement réfléchir André qui, en 1909, reprenant cette série en volume, réécrira ce passage pour en atténuer le propos et la portée (op. cit., p. 246).
Peu après la réhabilitation, André écrivit à Dreyfus pour lui dire sa joie : « Je n’ai pas à vous dire le grand plaisir que m’ont causé coup sur coup l’arrêt de la cour et les séances du Parlement. / C’est seulement maintenant que, délivré du cauchemar, j’ose penser aux souffrances et aux douleurs que vous avez endurées » (lettre du 16 juillet 1906, mahJ, 97.17.041.0021). Quelques jours plus tard, il écrivait au ministre de la Guerre pour lui demander de veiller à ce que fût organisée « une cérémonie militaire publique pour effacer, ou du moins atténuer dans l’âme du commandant Dreyfus, le souvenir du supplice épouvantable qu’il eut à endurer le 5 janvier 1895 ». Il proposait que « l’armée de Paris [fû]t, comme à cette date, rassemblée dans la même cour de l’École militaire ; le commandant Dreyfus serait en grande tenue de service, sans armes. Le général commandant la place de Paris prononcerait la formule réglementaire de reconnaissance et remettrait à cet officier supérieur un sabre d’ordonnance, au nom du gouvernement de la République »  (« Une lettre du général André », Le Siècle, 22 juillet 1906). À la demande de Dreyfus, qui craignait « que l’émotion des souvenirs ne [lui] imposât une charge au-dessus de [s]es forces et ne triomphât de [s]on courage » (Carnets 1899-1907, p. 263), la cérémonie eut lieu dans la cour Desjardins.
Révolté que Dreyfus, réhabilité, ait subi une dernière injustice dans le calcul fait de son ancienneté (voir notice Dreyfus), André tenta d’agir pour la faire réparer. Avant l’arrêt de la Cour, déjà, il était allé voir Clemenceau, ministre de l’Intérieur depuis le 14 mars précédent, « pour lui demander s’il était occupé de ce qu’on ferait pour [Dreyfus]. Il ne m’intéresse plus, avait répondu Clemenceau, depuis qu’il a accepté la grâce » (Carnets 1899-1907, p. 268). Fin octobre 1906, à la nouvelle de la volonté d’un Dreyfus triste de demander sa mise à la retraite, il écrivit alors une « lettre intime et personnelle » au nouveau ministre de la Guerre du cabinet Clemenceau, Picquart, lettre dans laquelle il avait indiqué « avec la plus extrême discrétion l’injustice dont Dreyfus pouvait se croire victime, suppliant le Ministre d’ajourner l’acceptation de sa demande de mise à la retraite » (André, « Explications », Le Censeur, n° 10, 7 mars 1908). Picquart n’ayant pas cru nécessaire de répondre, André tenta tout d’abord de convaincre Dreyfus « de ne pas prendre [s]a retraite, ce qui ferait, disait-il, la joie du gouvernement qui commit une injustice à [s]on égard en ne [lui] donnant pas l’ancienneté à laquelle [il] avai[t] droit et qui serait trop content d’être débarrassé de la question de [s]on avancement » (Carnets 1899-1907, p. 267-268). Il lui écrivit ainsi en 1907 pour lui annoncer ses intentions :

Notre devoir n’est, en effet, pas terminé envers vous. Mais tout doit-il être terminé pour ceux qui ont conscience de leur devoir, parce que Étienne et plus tard Picquart, n’ont pas su l’accomplir ? Ce n’est pas mon avis, ce n’est pas celui de nombre de vos amis. À défaut des pouvoirs publics, des citoyens entendent se grouper et organiser la manifestation qui a manqué. On me sollicite, à cet effet, de divers côtés. Mais avant de rien faire dans ce sens, avant de lancer publiquement un appel aux consciences non satisfaites, je tiens à vous informer de notre projet, non pas pour vous demander votre assentiment, car c’est pour nous une affaire de conscience, mais pour savoir si nous ne vous contrarierons pas trop, en organisant, sous la forme spontanée, la manifestation à laquelle a failli le gouvernement. (lettre du 5 juin, Musée de Bretagne).

Mais Dreyfus avait pris sa décision, une décision irrévocable (ibid., p. 279-280). Le général André se résigna mais publiera, toutefois, l’année suivante, dans Le Censeur, un bel article pour dénoncer l’injustice dont avait été victime Dreyfus :

Les juges ont fait leur devoir ; il restait à la France, égarée si longtemps, à faire le sien ; il lui restait, non pas à faire oublier à un martyr des douleurs inoubliables, mais à verser sur les blessures d’un supplicié le baume d’une réparation aussi éclatante qu’avait été l’outrage. Qu’a-t-on fait ? Qu’a fait la France, ce pays qui, s’il est parfois, hélas, celui des cruelles erreurs, est aussi, et plus souvent encore, celui des généreux enthousiasmes ? Voici. Dans la cour retirée d’un quartier d’artillerie, en présence d’un public restreint, loin des yeux de la foule qui avait assisté et pris une part effective à l’opprobre de la dégradation, Dreyfus est présenté à quelques militaires et reçoit la croix de chevalier de la Légion d’honneur. […] On craignait, a-t-on dit, des manifestations hostiles. […] Pour avoir marchandé au revenant de l’île du Diable la grandiose manifestation qu’espérait la générosité de nos consciences, on a risqué de faire mettre en doute la fermeté de notre conviction en son innocence. C’est là le véritable danger, c’est là ce qui, sous un calme de surface mensonger, fomentera le réveil des discordes passées. Et, à l’appui, en sortant de ces grilles si jalousement fermées, n’a-t-on pas entendu des voix qui, comme dans le passé, insultèrent à la justice et à la vérité en glorifiant l’auteur de cet horrible drame. Mais, si ces satisfactions légitimes, d’ordre surtout moral, furent refusées à Dreyfus, lui a-t-on du moins accordé celles intéressant sa carrière militaire, en restituant à cet officier le rang qui eût été normalement le sien dans l’armée, si tous ces événements avaient été rayés de son passé du même coup que la Cour suprême rayait de son casier judiciaire son infamante condamnation. Examinons. Pendant que Dreyfus subissait son supplice, ses camarades se sont avancés sur la liste d’ancienneté, et ont monté en grade. L’un, capitaine de la même date que lui, est lieutenant-colonel, sept autres figurent sur le tableau d’avancement pour ce grade. C’est au rang de ces derniers que se trouverait aujourd’hui Dreyfus si rien n’était arrivé. C’est dans les premiers rangs du chef-d’escadron d’artillerie qu’on s’attendrait à trouver son nom sur l’annuaire. Bien loin de là. Il existe 450 de ces chefs-d’escadron ; c’est à la gauche de cette liste ; c’est parmi les moins anciens qu’on le réintègre ; on l’inscrit avec le numéro 410. En avant de lui marchent, entre autres, 14 chefs-d’escadron qui ne furent nommés capitaines que cinq ans après lui ; son nom est immédiatement précédé par celui d’un officier qui fut nommé lieutenant quelques mois seulement avant la nomination de Dreyfus au grade de capitaine. Ainsi, – comme s’il y avait à le punir d’avoir séjourné à l’île du Diable, – son avancement est retardé d’au moins cinq ans. Des amis de la première heure sont intervenus et ont été plaider sa cause en haut lieu. Rien n’y fit. Væ victis. Se sentant désigné comme une victime de choix pour l’injustice, Dreyfus se résigna à abandonner l’armée qui lui fut si inhospitalière ; il demanda et obtint sa mise à la retraite. Ce malheureux officier ne fut pas la seule victime de ce drame ; que ce puisse être une consolation pour lui, de contempler les compensations qui furent prodiguées à d’autres ! » (« Une réparation », Le Censeur, n° 8, 22 février 1908).

Après cet épisode, André sera assez dur à l’égard de Picquart, écrivant par exemple à Bjørnstjerne Bjørnson en février 1908 :

Ici, nous pouvons constater que l’effort nécessaire a épuisé, momentanément, les forces de la conscience française. – Les plus habiles, – et les moins consciencieux, peut-être, quoi qu’on pense, – on su tirer, de l’arrêt de la Cour de cassation, tous les avantages personnels désirables ; tandis que Dreyfus, moralement épuisé par de longues années de torture, a été rejeté comme une loque. (Lettre du 25 févr 1908, BHVP, fonds Ochs, Ms 1160).

Ou encore à Dreyfus, le 1er avril 1908, parlant de la « petitesse d’esprit [de] celui qui ne fut jamais qu’un arriviste et peut-être aussi un cabotin » (Musée de Bretagne). 
Fidèle à Dreyfus, il lui écrira une dernière fois, le 5 juin 1908, après l’attentat dont il avait été victime lors du transfert des cendres de Zola au Panthéon :

Vous aviez à vous acquitter d’un devoir de reconnaissance envers Zola ; vous l’avez fait. Mais c’était également un acte de courage ; car, plus que personne, vous ne pouviez ignorer les dangers qui vous menaçaient au cours de cette cérémonie. Vous avez rempli votre devoir avec la résolution et le courage qui ne vous ont jamais abandonné. Vous saviez à quoi vous vous exposiez, vous et votre famille, vous saviez qu’on se garderait de prendre les précautions les plus élémentaires pour vous garder, – et vous avez été bravement au feu, madame Dreyfus, vous et votre fils. Tous vos amis continuent à être fiers de vous tous, en souhaitant que votre glorieuse blessure n’ait pas de conséquence fâcheuse. » (mahJ, 97.17.041.002).

Après sa démission, André avait tenté de retrouver la vie politique en se présentant aux élections. En juillet 1903, s’il avait été élu (et réelu en 1904), au conseil général en se présentant sous l’étiquette radicale-socialiste à l’élection partielle de Gevrey-Chambertin, il demeurera un candidat malheureux aux sénatoriales où il échouera à trois reprises en décembre 1907, janvier et juin 1910. Il décidera de se retirer de la vie publique, conservant uniquement sa présidence d’honneur du parti radical et radical-socialiste de la Côte-d’Or.
Même si son nom demeure attaché à l’affaire des fiches, André fut un « général républicain qui fut un bon serviteur du pays » (Caillaux, Mes Mémoires. I. Ma jeunesse orgueilleuse. 1863-1909, Paris, Plon, 1942, p. 151). Et le rôle qui fut le sien dans l’Affaire fut déterminant. Il fut bien un général et un ministre dreyfusard, comme put le dire Brisson. Comme l’écrira plus tard Dreyfus : « Quelles qu’aient été certaines maladresses du général André, il était animé des meilleures attention et avaient eu à faire face à une situation difficile. Je conserve pour le général André, qui est un brave homme, une infinie reconnaissance pour le courage avec lequel il avait entrepris de faire réparer l’effroyable erreur judiciaire dont j’étais encore victime alors » (Carnets 1899-1907, p. 200).

Sources et bibliographie : son dossier militaire est conservé au SHD sous la cote 9 Yd 288 ; son dossier de la Légion d’honneur sous la cote : LH/35/35. Sur André, on consultera tout d’abord ses mémoires : Cinq ans de ministère, Paris, Louis Michaud, 1906. On consultera aussi la biographie que lui a consacrée Serge Doessant : Le Général André. De l’affaire Dreyfus à l’affaire des fiches, Paris, Éditions Glyphe, 2009 et Emmanuel Thiébot, Scandale au Grand Orient, Paris, Larousse, 2008. Sur son enquête, on pourra se reporter à Oriol, p. 1019-1026. On trouvera, en plus des lettres citées, d’autres lettres d’André à Dreyfus au Musée de Bretagne. On se reportera aussi à la notice Bertin-Mourot pour en savoir plus sur ce qu’il dit et que nous avons évoqué d’un André antidreyfusard.

Philippe Oriol

 

Brandeis University

BNF

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