Bertin-Mourot, Albert, Léon, militaire français, né à Strasbourg (Alsace) le 3 décembre 1852*, décédé au début d’octobre 1938.
Saint-cyrien (1870), lieutenant en 1874, capitaine en 1877, Bertin-Mourot était chef de bataillon depuis le 11 juillet 1889. Après avoir été nommé à l’état-major de la 19e division, du Gouvernement de Paris puis à celui du ministre (1882 puis à nouveau 1886), cet officier topographe avait été affecté à l’État-major en 1889 tout en étant l’adjoint du commissaire militaire de la commission de réseau des chemins de fer de l’Est et à ce titre placé au 4e bureau. En 1881, il avait fait partie de l’expédition de Tunisie où, ainsi qu’il le racontera dans ses souvenirs inédits, il avait connu Esterhazy (p. 3).
Bertin-Mourot eut un rôle déterminant aux premiers temps de l’Affaire et il semble bien que ce soit lui, lors de l’enquête qui fut menée après la réception du bordereau, qui avança le premier le nom de Dreyfus comme celui du possible traître. Même s’il s’en défendit (Rennes II, p. 61-62) et présentait une autre version (Rennes II, p. 39), il semble bien que ce fut sur ses indications, comme en témoignera Picquart, qu’avait été « attir[ée] l’attention de son chef et de son sous-chef (colonel Fabre, L[ieutenant]-colonel d’Aboville) sur l’analogie de l’écriture de Dreyfus avec celle du bordereau [et sur] les allures indiscrètes de Dreyfus » (lettre de Picquart au garde des Sceaux du 14 septembre 1898, AN BB19 105, f. 5). De même, Labori, qui avait fait sa connaissance à l’occasion d’un repas chez des amis en commun, à la fin de janvier 1895, se souviendra que Bertin-Mourot lui avait dit « qu’il se considérait comme un des principaux artisans de la condamnation de Dreyfus » et « qu’il en tirait honneur » (Rennes II, p. 61).
Dreyfus et Bertin-Mourot se connaissaient depuis le second semestre de 1893, date à laquelle Dreyfus avait fait son stage sous ses ordres au 4e bureau. Une collaboration qui permettra à Bertin-Mourot de devenir, au procès de 1894, un des principaux témoins à charge contre Dreyfus. Pour Dreyfus, ce témoignage s’expliquait par l’antipathie affirmée et assumée qui était la sienne pour son ancien chef. Dreyfus aurait pu écrire ce que Picquart dira de Bertin-Mourot plus tard, le jugeant « léger, superficiel, toujours enclin à se mettre en avant » (lettre de Picquart au garde des Sceaux du 14 septembre 1898, AN BB19 105, f. 5). Dreyfus le fera d’ailleurs et, dans ses notes inédites à Demange, écrite à la veille du procès de 1894, il expliquera ainsi que son chef lui « devint parfaitement antipathique peu de temps après [s]on arrivée au 4e Bureau » :
Imbu de sa haute valeur, raillant tout le monde, il ne voulait avoir autour de lui que des serviteurs buvant sa parole comme celle d’une idole. D’ailleurs j’avais jugé en termes très vifs sa conduite vis-à-vis du commt Vidal de la Blache, commissaire du réseau du Nord, qui occupe la salle voisine de celle du commt Bertin. Les deux commandant ne se parlent jamais, ne se saluent même pas. On m’avait raconté les motifs de cette brouille complète et j’avais donné tous les torts au commt Bertin. Enfin dans le même bureau, on parle un jour devant moi de la conduite du cape Ferry coupable d’une indiscrétion. Je jugeai très sévèrement la conduite de cette [sic] officier ; j’ignorais malheureusement que le capitaine Ferry était un ami et un protégé du commt Bertin, nouveau motif de froid entre nous. En résumé, je quittais le 4e Bureau étant en très mauvais termes avec le commt Bertin » (« Note A. Dépositions des témoins », fonds Demange AN 387 AP/11).
Ainsi, pour Dreyfus, Bertin-Mourot, n’aurait pas dû écrire dans une note qu’il avait rédigée pour l’enquête, le 17 octobre 1894, qu’il avait laissé au 4e bureau une « mauvaise impression » (Cassation I. II, tome 2, p. 288) mais que c’est à lui et à lui seul qu’il l’avait laissée : « J’étais au contraire très bien avec les autres officiers du 4e Bureau. Je n’étais en mauvais termes qu’avec le commt Bertin et tout résulte de lui » (« 3e Note. Note du 12 Décembre sur les dépositions », fonds Demange AN 387 AP/11). Dans une autre note, il écrira encore : On peut bien, une fois dans sa carrière, être mal avec son chef. Si j’avais à recommencer, ce serait encore la même chose, tant la personne du commt Bertin m’est antipathique » (« Note au sujet des dépositions, ibid.). Cette antipathie joua sans doute mais ne permet peut-être pas à elle seule d’expliquer l’animosité de Bertin-Mourot à l’égard de Dreyfus. L’antisémitisme ? Bertin-Mourot se défendit toujours d’être antisémite (Rennes II, p. 58 ; Cassation II. II, tome 2, p. 86-88 ; et ses souvenirs inédits, p. 12-13) même si l’anecdote qu’il fut obligé de raconter, après que Mercier l’avait révélée, indique, par tout ce qu’il voulut y mettre à propos du « jour singulier » qu’elle jetait « sur la conception de l’idée de patrie chez le capitaine Dreyfus » et qui ne s’y trouve pas, que le préjugé ne lui était pas tout à fait étranger. À Rennes, il racontera ainsi quel malaise il avait ressenti quand Dreyfus lui avait dit, en réponse à la triste pensée qu’il exprimait de voir une ligne tracée sur le sol alsacien, « avec de chaque côté un Dieu des armées différent » : « Pour nous autres juifs [,] partout où nous sommes, notre Dieu est avec nous ! » (Rennes II, p. 38-39). Laissons-lui à ce sujet le bénéfice du doute et n’oublions pas qu’en 1904, lors de la seconde révision, il atténua pour le moins le sens et la forme de l’anecdote en expliquant que là où il n’avait parlé que d’astres Dreyfus en avait fait, lui, une question « théologique » et que s’il en avait été choqué ça ne tenait qu’à un caractère qu’il n’appréciait pas (Cassation II. II, tome 2, p. 86-88). La différence entre ces deux versions est pour le moins troublante et si Bertin-Mourot ne fut peut-être pas antisémite comme il tenait tant à le dire, s’il ne tint jamais à Ferdinand Scheurer cette phrase que son interlocuteur disait avoir entendue : « On nous avait imposé ce juif à l’État-major ; il fallait bien s’en débarrasser » (Rennes II, p. 57-58), il n’en satisfit pas moins à la croyance de l’existence du syndicat quand il écrit dans ses souvenirs que l’Affaire devint « le plan de rassemblement des juifs, étroitement unis dans le monde entier, pour la défense d’abord, pour la contre-attaque ensuite », p. 14). Pour Reinach, cet antisémitisme de Bertin-Mourot était une certitude et s’expliquait par le fait que, d’origine juive par sa mère, il « travaillait à faire oublier cette origine » : une « antipathie de “marrane” » (Reinach, I, p. 35). S’il fut bien fils d’une albertine Dreyfus, Bertin-Mourot tint toujours à préciser qu’il n’était pas juif (Cassation II. II, tome 2, p. 88), était issu d’une famille catholique et se souvenait que son grand-père maternel, Albert Dreyfus, avait devant lui reçut l’extrême-onction sur son lit de mort (souvenirs, p. 1). Était-il, cet Albert Dreyfus, ce converti dont parle Philippe E.-Landau dans son article « Les conversion dans l’élite juive strasbourgeoise sous la Restauration » (Archives juives, vol. 40, 2007/1) ?
Quoi qu’il en soit, il serait bien possible, pour en revenir aux raisons de cette animosité, que la simple vexation de se voir imposer un stagiaire sans avoir été préalablement consulté ne plut guère à Bertin-Mourot et le lui fit détester, avant même de le connaître. La narration qu’il fera à Rennes de l’histoire de la nomination de Dreyfus dans son service semble pourtant infirmer notre proposition. Même s’il crut utile d’aller voir le général Gonse pour lui en parler, la chose semble anodine : il racontera ainsi que « vers la fin du premier semestre de 1893, rentrant de mission – mes missions étaient fréquentes, – j’appris que, pendant mon absence, la répartition des stagiaires faite au quatrième bureau m’avait attribué le capitaine Dreyfus, lequel m’était complètement inconnu en bien ou en mal. Le colonel Gonse, chef du quatrième bureau, m’en parla comme d’un officier très bon » (Rennes II, p. 37). C’est pourtant une tout autre narration de cet épisode, une nouvelle fois, qu’il donnera plus tard. Une autre narration qui, si elle est vraie, non seulement nous interroge sur les raisons d’une telle variation et de ce fait sur la valeur qu’on peut accorder aux témoignages de Bertin-Mourot mais encore nous renseigne sur l’état d’esprit qui régnait à l’État-major, les préventions qui pouvaient exister contre Dreyfus et sur ce que furent les bases sur lesquelles commença une relation qui ne pouvait que mal finir. Voici comment il raconte dans ses souvenirs inédits cette nomination, qui, dit-il, « est restée pour [lui] un mystère » :
En juillet 1893, je rentrais de mission, lorsque mes officiers me dirent : « Pendant votre absence, les nouveaux stagiaires ont été répartis entre les réseaux. Celui qui doit venir parmi nous est un cochon avec lequel nous nous refusons à vivre pendant six mois. » Stupéfait, je répondis : « Comment un cochon peut-il être sorti de l’École de guerre ? – Quel est son nom ? » – « Dreyfus » – « Oh ! c’est parce qu’il est juif ? » – « Pas du tout, c’est parce qu’il mène une vie scandaleuse quoique marié et père de famille ; parce qu’il se vante de son argent, de ses bonnes fortunes. C’est un être immoral, insupportable, détesté de ses camarades. Nous vous demandons d’exiger un autre stagiaire, puisque vous n’avez pas été consulté. »
J’allai aussitôt trouver le général Gonse, chef du 4e bureau lui répétant la conversation que je venais d’avoir avec mes officiers. Le général tira de son tiroir la liste des stagiaires, portant leurs affectations et montra un grand embarras à l’idée de montrer cette liste, ce qui pourtant eût été bien simple puisque les stagiaires n’étaient pas encore en possession de leurs nouveaux postes.
Le général Gonse était un homme très doux, très conciliant, très scrupuleux ; tout à coup, il me dit : « Voilà qu’il est midi. Allons déjeuner, vous m’en reparlerez cet après-midi. » Quand je rentrais dans mon bureau, mes officiers protestèrent à nouveau vivement contre cette dérobade inexplicable du général Gonse. Après déjeuner, je repris l’attaque. « Écoutez-moi, me dit alors le général, je vous demande cela comme un service. N’insistez pas, rendez-moi ce service. Laissons les choses en l’état… » – « Puisque vous posez la question, sur ce terrain, mon général, je n’aurai garde de vous être désagréable. Laissons les choses comme elles sont. »
Quand j’annonçai à mes officiers la décision prise, ils furent si furieux qu’ils en donnaient des coups de poing sur la table. Parmi eux, se trouvait le capitaine Belin, qui se tint soigneusement à l’abri de la bataille, dont le nom ne fut jamais prononcé et qui, grâce à cette prudente obscurité devint le chef d’État-major général du général Joffre en 1914 (p. 10-11).
Pourquoi ces deux versions ? Celle de Rennes ne s’explique-t-elle que par un souci de discrétion, par un souci de ne pas engager des tiers ? Quoi qu’il en fut, Bertin Mourot, en 1894, après l’arrestation de Dreyfus, fera donc la note évoquée et sera entendu lors de l’instruction et au procès, accusant son ancien subordonné de « nonchalance pour traiter les questions de détails du service courant » (Cassation I. II, tome 2, p. 43), étalant ses connaissances de la chose militaire « par vantardise ou comme exercice de mémoire », connaissant parfaitement les questions les plus secrètes (ibid., p. 288), autant de raison pour lesquelles il l’avait mal noté (voir notice Dreyfus) afin de l’empêcher d’entrer un jour au service du chemin de fer (ibid., p. 43). S’il avait pu douter un temps de la culpabilité de Dreyfus, c’est du moins ce qu’il dira, il sortit du procès édifié, « impressionné par l’attitude générale de l’accusé, par l’altération de ses traits au moment où la déposition de M. Bertillon faisait la démonstration d’un système dans lequel entrait un mot clef […] » (Rennes II, p. 39) et aussi par ses nombreux mensonges (Cassation II. II, tome 2, p. 79 et 80).
Bertin-Mourot, lieutenant-colonel depuis le 9 octobre 1896, eut aussi à intervenir dans l’Affaire à un tout autre propos. Lié aux Scheurer, à Belfort, il avait été contacté en mai 1897 par le vice-président du Sénat qui lui avait proposé une rencontre pour l’entretenir « d’une affaire confidentielle » (lettre du 24 mai dans Rennes II, p. 41). Les deux hommes s’étaient vus le 27 puis à nouveau le 2 juillet. Ces rencontres n’étaient pas commandées par une volonté d’« apostolat », comme le dira Bertin-Mourot dans ses souvenirs (p. 17) – Scheurer-Kestner n’était pas encore convaincu et n’avait pas encore reçu Leblois –, mais par celle d’en savoir plus – en s’adressant au proche et confident du ministre Billot – sur une affaire qui l’interrogeait et le tourmentait. Scheurer-Kestner a consigné dans ses mémoires ces entrevues dont il ressort que si Bertin-Mourot était indiscutablement convaincu de la culpabilité de son ancien stagiaire, il l’avait laissé sur une impression pour le moins mitigée qui n’avait pas été « de nature à diminuer [s]es doutes » : « au contraire, ses arguments étaient si faibles, son attitude si passionnément résolue, une certaine inquiétude de me voir entrer dans cette affaire si visible, que je le vis partir en proie à une véritable angoisse… / Cet homme m’avait fait une impression pénible. Il avait plutôt eu l’air de quelqu’un qui se défendait, que de quelqu’un qui expliquait. Y avait-il doute dans son esprit ? Je n’oserais le dire ; mais il est certain qu’il se trouvait en présence d’un homme qui qui cherchait la vérité sur un terrain difficile… » Lors de cette rencontre, Bertin-Mourot avait donné pour preuve de la culpabilité de Dreyfus le fait que deux de ses officiers l’avait un jour trouvé « en train de prendre des notes sur des documents secrets ». Quand ils s’étaient revus et que Scheurer-Kestner avait rapporté l’affirmation nette de Demange, qu’il venait de voir, que jamais au conseil de guerre il n’avait été question de « soi-disant indiscrétions de Dreyfus », Bertin s’était peu habilement rétracté. Il s’était mal fait comprendre, ce n’est pas à Dreyfus mais à un autre qu’il avait attribué cette indiscrétion. « Cette réponse, écrira Scheurer-Kestner, me confirma dans mes inquiétudes au sujet de l’état d’esprit de Bertin. Pour la seconde fois, je trouvai un militaire qui se laissait “emballer” sur cette affaire, au point de citer des faits controuvés » (Scheurer, p. 71-74. On trouvera la version de Bertin-Mourot dans Rennes II, p. 45-46). Le 2 septembre, Bertin-Mourot était revenu voir Scheurer-Kestner qui avait maintenant rencontré Leblois qui avait fait sauter ses derniers doutes. Il était allé le voir à la demande de Billot, inquiet de savoir son vieil ami qu’il tutoyait convaincu de l’innocence de Dreyfus et qui le répétait partout, qui l’avait envoyé aux informations. Comme il le notera dans ses souvenirs, Bertin-Mourot eut le sentiment que Scheurer-Kestner « traita[it] dédaigneusement [s]a certitude de la culpabilité » (p. 18). À Rennes, il dira qu’il avait trouvé un homme « résolu, décidé » et qu’il avait été « très frappé de la décision, de la conviction qu[’il] voyai[t] dans ses yeux » (Rennes II, p. 46). Scheurer-Kestner s’était en fait un peu amusé avec son interlocuteur : « […] je ne m’en suis pas douté du tout [d’avoir été sondé] aussi suis-je tombé en plein dans le piège en disant, très confidentiellement, au troupier qui me tirait les vers du nez : “Mais oui ! je sais tout ! tout !” exagérant peut-être ! » (lettre à Reinach du 7 septembre 1897 dans BNF n.a.fr. 24898, f. 256 v°). Et il lui avait clairement expliqué qu’« il ne tolérerai[t] pas une pareille iniquité » et qu’« une fois qu[’il] ser[ait] lancé », « rien ne [l]’arrêter[ait] plus, […] rien, rien, rien » (Souvenirs « d’un républicain alsacien », BNF n.a.fr. 12711, f. 261 et 262). Le 19 septembre (et non le 20 ou le 26 comme le dira Scheurer-Kestner par ailleurs), toujours à la demande de Billot qui l’avait envoyé aux informations et lui avait demandé de dire à Scheurer-Kestner, de ne rien faire avant de l’avoir vu (souvenirs de Bertin-Mourot, p. 18-19), Bertin-Mourot avait télégraphié au vice-président du Sénat qui, encore en Alsace, avait répondu qu’il ne devait rentrer « que dans quelque temps ». Le 16 octobre, les deux hommes s’étaient vus une nouvelle fois et Bertin-Mourot avait fait la commission demandée par le ministre (souvenirs de Bertin-Mourot, f. 19 et Rennes II, p. 50 et 54-55). Scheurer-Kestner avait accepté mais avait précisé à l’émissaire : « Je ne demande du reste pas mieux que de disparaître dans cette affaire ; que le ministre de la Guerre, que le président du Conseil fassent leur devoir ; je ne demande que cela ; mais s’ils me forcent à me substituer à eux je ferai mon devoir, tout mon devoir, entendez-vous ! ». Billot, comme l’avait rapporté Bertin-Mourot à Scheurer-Kestner, craignait qu’il ne fît « un tort irréparable » (Souvenirs « d’un républicain alsacien », BNF n.a.fr. 12711, f. 298). Et c’est la suite de cette conversation et du télégramme que Bertin-Mourot lui envoya pour lui dire que la commission avait été faite (souvenirs de Bertin-Mourot, f. 19 ; Rennes II, p. 55 ; Cassation II. II, tome 2, p. 393) que Billot demandera à Gonse « de prendre l’affaire en mains » et que se forma la « collusion » visant à sauver Esterhazy et le verdict de 1894.
« Les incidents Scheurer-Kestner », ainsi qu’il l’écrira dans ses souvenirs, « eurent pour conséquence que le 29 novembre 1897, je demandai au ministre qu’il me nomme dans une autre garnison » (f. 21). Bertin-Mourot ne voulait plus entendre parler de l’Affaire et y être mêlé. Il sera toutefois appelé à déposer à Rennes où il retrouva Billot, auprès duquel, le temps du procès, il assuma officieusement et de fait le rôle d’officier d’ordonnance (souvenirs de Bertin-Mourot, f. 29). Une déposition, comme les suivantes, de laquelle il dira dans ses souvenirs, « n’avoir pas un mot à y changer » (f. 9). Bien que voulant se croire considéré par Labori et Demange « comme un témoin dangereux » (ibid., f. 30), il fit une déposition, « traç[ée] » par Billot (Jean-Bernard, Le Procès de Rennes. 1899. Impressions d’un Spectateur, Paris, Lemerre, 1900, p. 118-119), sans grande portée en ce quelle ne faisait que narrer ce qu’avaient été son rôle et ses impressions en 1894 et lors de ses rencontres avec Scheurer-Kestner. Une déposition qui fut toutefois remarquée en ce qu’elle donna l’occasion de Labori de prendre en traître son confrère et collègue Demange en rappelant à Bertin-Mourot une discussion qu’ils avaient eues et au cours de laquelle il lui avait dit que « Demange était l’avocat de l’ambassade d’Allemagne ».
En 1904, à l’occasion de la seconde révision, il déposera à deux reprises. Deux dépositions, sollicités par les dreyfusards et qui en attendaient beaucoup après la confession qu’il avait faire à Victor Bérard et selon laquelle « Mercier lui a[urait] ouvert les yeux sur cette affaire en voulant le faire mentir » (lettre de Gabriel Monod à Dreyfus du 24 janvier 1904). Bérard s’était-il donc « trompé à ce point » et Bertin-Mourot était-il revenu « en arrière » (Lettre de Monod à Dreyfus du 12 mai 1904) ou Bertin-Mourot s’était-il joué de lui pour être entendu par la Cour ? Car il fut tel qu’il avait toujours été, déclarant dès le début qu’il n’avait « pas un mot à changer à ce qu[‘il] a[vait] dit à Rennes », « rien à en retrancher et […] rien à y ajouter » (Cassation II. II, tome 2, p. 74). Deux séances, écrira-t-il dans ses souvenirs, qui lui « laissèrent une impression déplorable » : « la tenue de ces hommes en robe rouge que la maçonnerie avait soigneusement triés sur le volet, leurs interpellations haineuses, la passion qui les animait, leurs gestes de cabotins, leurs cris pour m’interrompre lorsqu’à la fin je parlai des stupides racontars de Joseph Reinach, me donnèrent l’impression que je comparaissais devant un comité d’énergumènes » (f. 58). La première fois (30 avril), refusant de trop en dire et s’affrontant pour cela avec la Cour, il parla de Dreyfus, reprit pour la transformer, ainsi que nous l’avons dit précédemment, l’anecdote du « Dieu des armées » et s’attarda sur le fait qu’il l’avait « vu tout le temps mentir ». La seconde fois, 15 jours plus tard (14 mai), il vint attirer l’attention de la Cour sur le cas Weil qui le préoccupait et qu’il n’avait abordé qu’allusivement dans sa première déposition. Comme il l’écrira dans ses souvenirs, il avait échafaudé à ce sujet une hypothèse qui permettait, à ses yeux, de « mettre d’accord les mensonges de Dreyfus avec les fait restés inexpliqués » (p. 55). Cette hypothèse, qui était une variante de celle de Paléologue, qu’il expose dans ses souvenirs (p. 20 et 50) nous est aussi connue par une version plus complète due à l’ancien ministre Krantz. Ayant rencontré Bertin-Mourot dans un train, en mars 1904, Krantz l’avait invité à se joindre à lui. La discussion était venue sur l’Affaire et Bertin-Mourot avait raconté à son compagnon de voyage que Sandherr lui avait fait part de sa conviction que Weill [sic] était un traître et « exer[çait] une très fâcheuse influence sur le général Saussier qu’on [n’avait pu] décider à s’en séparer ». Selon lui, Weil aurait
organis[é], au profit du général [Saussier], une sorte de service des renseignements. Ses relations avec Esterhazy qui fait alors certaines communications de documents faux à l’Allemagne et qui semble bien avoir, dans ce but, écrit et envoyé le bordereau. Weill [sic] paraît avoir joué le rôle d’une sorte de chef de service de l’espionnage allemand, recevant par certains intermédiaires des documents confidentiels en les faisant parvenir à l’ambassade d’Allemagne par une autre intermédiaire qui devait être Esterhazy. Dreyfus qui fréquentait chez une baronne autrichienne très interlope [la baronne Scotti] a dû ainsi alimenter Weill [sic].
D’après Bertin, il se pourrait que Dreyfus qui avait entendu Sandherr raconter comment pour obtenir des renseignements vrais le service, se substituant à un agent reconnu infidèle après son décès, faisait parvenir à l’Allemagne des documents sans valeur, ait pu, par ambition, vouloir jouer le même jeu. De là cet aveu : « Si j’ai livré des pièces, c’était pour en obtenir d’autres », aveu confirmé par le capitaine de gendarmerie Datel [sic] au médecin supérieur Strauss [sic] qui n’a pas cru devoir en témoigner à Rennes. Weill [sic], dont la trahison ne fait doute ni pour le général de Galliffet, ni pour Bertin, ni pour le général Millot [sic], ni pour moi, ni même pour les avocats de Dreyfus, Labori et Demange, ni peut-être pour Picquart, se promène librement dans Paris.
Ni devant la Cour de cassation, ni à Rennes, bien que l’on ait prononcé son nom et qu’on ait semblé près de la vérité, la question Weill [sic] n’a été posée nettement. Les uns ont été retenus par la crainte de déshonorer Saussier, les autres, les Dreyfusards, par leur répugnance à livrer un second juif.
En 1906, Bertin-Mourot demandera sa mise à la retraite. Ayant le sentiment d’être « “suspect” au clan Boisdeffre », se considérant comme « objet de la haine du clan Dreyfus » et « désigné à la persécution maçonnique et victime du régime abject », ne parvenant à passer colonel (f. 9 ; voir aussi f. 33-34, 35 et 60), refusant aussi de servir un gouvernement dont Clemenceau était le président du Conseil et Picquart le ministre de la Guerre, son « affection pour l’armée n’existait plus » et seul le désir de « retrouver [s]on indépendance » l’animait (f. 62). Rayé des contrôles le 20 mars 1907, il fut retraité par décret le 30 avril.
Bertin-Mourot, qui se considérait comme n’ayant jamais « obéi qu’à [s]a conscience, […] dit la vérité sans se préoccuper des conséquences[,] fait partie d’aucun clan » (ibid., f. 9), écrira, en 1930, ses souvenirs dont nous avons cités de nombreux passages et qui demeurent à ce jour inédits. On y voit bien apparaître cet homme sûr de lui que dépeignaient Dreyfus et Picquart. Pour lui, la nomination d’un Du Paty en 1894, s’il elle fut un grand malheur pour Dreyfus, le fut surtout pour l’État-major (f. 15), et surtout jamais il n’y aurait eu d’Affaire s’il avait été écouté. « Pauvre général Gonse », écrit-il, qui aurait dû ne pas lui imposer Dreyfus comme il le demandait et n’aurait ainsi pas permis une trahison dont la découverte lui aurait évité de connaître tant de « compromissions » et surtout d’avoir à gérer une crise pour laquelle il n’était « pas fait » (f. 11). Mais ces souvenirs valent surtout pour ce qu’on peut y apprendre et surtout relativement à Billot et à la manière dont il eut à se déterminer dans une Affaire à laquelle il avait essayé pendant quelques semaines d’échapper. Bertin-Mourot raconte ainsi, important passage précédemment cité dans L’Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, que le ministre dont il était proche, qui avait été témoin à son mariage (f. 63) et qu’il voyait à ce moment très souvent, lui avait fait une terrible confidence. Le 22 novembre, à l’occasion d’une visite qu’il lui avait faite au ministère, Billot, à bout de forces, le « teint d’une blancheur de cire », l’avait invité à s’asseoir à côté de lui et, sur le ton de la confession, lui avait dit : « Je passe en ce moment des heures cruelles, des nuits sans sommeil. Mais cette nuit ma décision a été prise. Ayant à choisir entre la Justice et l’intérêt supérieur de l’État, j’ai obéi à l’intérêt supérieur de l’État » (f. 19).
On trouve aussi dans ces souvenirs de plus curieuses choses, plus curieuses encore que cette discussion avec ses subordonnés au sujet de la désignation de Dreyfus comme stagiaire dans son service. Bertin-Mourot y reproduit le long échange qu’il eut avec le général André en 1904 et au terme duquel le ministre lui avait demandé de déposer une nouvelle fois devant la Cour pour dire ce que sa mauvaise interprétation du secret professionnel lui avait fait tenir caché. André, qu’il détestait, qu’il qualifiait de « misérable pantin » (f. 37 et 44), de « malfaiteur, sorti du néant par les Loges » (f. 43), lui aurait dit qu’il considérait Dreyfus comme « un menteur », comme « l’homme qui ment, qui ne peut s’empêcher de mentir » et qui avait toujours menti pour cacher une « faute conjugale » : Dreyfus aurait été victime d’une maîtresse qui l’aurait « entôlé » et aurait transmis aux Allemands les papiers secrets qu’il avait sur lui et qu’elle lui aurait dérobés (f. 51 et 52). Quant à Reinach, toujours selon Bertin-Mourot, André ne voulait pas en entendre parler et ne voulait surtout pas entendre parler des quatre volumes de son Histoire, « absurdes », « fatras d’inexactitudes » (f. 56). Des propos qui nous interrogent moins sur André que sur Bertin-Mourot lui-même, en ce que tout des pensées et des actions d’André les contredisent. Relativement à Dreyfus et à l’Affaire, rien n’avait changé pour lui en 1930 quand il écrivit ses souvenirs. Il avait « toujours cru Dreyfus coupable, [s]’appuyant sur la chose jugée, sur le respect inné qu[’il] avai[t] de [s]es chefs. / Il en est de même, aujourd’hui [en 1930], d’après les récentes publications de divers ouvrages qui, chose curieuse, ont paru simultanément en Allemagne et en France [ouvrage de Schwartzkoppen, de Bruno Weil], d’intervertir les rôles en faisant de Dreyfus un innocent, et des grands chefs de l’armée des coupables ou des aveugles » (f. 10). Pour lui, « la politique du parti triomphant nous a imposé ce fait jugé que Dreyfus est innocent de tout » (f. 12), réhabilitation d’un coupable qui n’était qu’une « liquidation juridique, ou prétendue telle, de l’affaire Dreyfus » (f. 60).
Sources et bibliographie : les souvenirs de Bertin-Mourot, titrés Mes souvenirs, sont conservés (non encore cotés) à la BNF. Sa conversation avec Krantz se trouve dans les papiers Krantz et a été en partie cités dans Benoît Linel, Camille Krantz. Un républicain lorrain sous la IIIe République (Paris, Éditions Glyphe, 2013, p. 246-249). Ses différentes dépositions se trouvent pour l’instruction d’Ormescheville dans Cassation I. II, tome 2, p. 43-44 ; sa note du 17 octobre 1894 dans ibid., p. 288 ; sa déposition à Rennes dans Rennes II, p. 36-66 ; et ses deux dépositions à l’occasion de la seconde révision dans Cassation II. II, tome 2, p. 74-88 et 387-393. On pourra consulter son dossier de la Légion d’honneur sous la cote : LH/215/8 et son dossier militaire (SHD) sous la cote : 6 Yf 59614. Les notes évoquées de Dreyfus à Demange on été publiées sur le blog de la SIHAD et les lettres de Monod à Dreyfus sont conservées au Musée de Bretagne.
Philippe Oriol