Aubry, Jules, Antoine, Félix, universitaire français, né à Montreuil-sur-Mer (Pas-de-Calais) le 4 juillet 1853*, décédé à Aix-en-Issart (Pas-de-Calais) le 2 avril 1906.
Professeur de Droit international public et privé à la Faculté de Rennes depuis 1892, après avoir été chargé de cours à Rennes, Douai, Lille, et à nouveau Rennes. Premier président de la section rennaise de la Ligue des Droits de l’Homme, fondée le 22 janvier 1899. Dans les sept universitaires rennais qui, après « J’Accuse… ! », se lancèrent dans le combat dreyfusard, Aubry (qui, contrairement à ce qu’affirme Stock, n’était sans doute pas protestant ; Stock, p. 112) fut le seul juriste (le commandant Carrière suivait d’ailleurs, en amateur, ses cours à la Faculté de Droit de Rennes, et s’y faisait ovationner par les étudiants antidreyfusards !). Basch le qualifie d’ « âme exquise, cœur gonflé de bonté et de douceur » (« Les premières sections : Rennes », p. 193) et Stock écrit qu’il était « d’une loyauté et d’une droiture reconnue par tous » (Stock, p. 112). S’il fut le premier président de la section rennaise de la LDH, de 1899 à 1903 (plutôt que Basch lui-même), c’est que « sa modération et sa bonne grâce l’avaient protégé contre la réprobation à laquelle d’autres étaient en butte » (« Les premières sections : Rennes », non repris dans le volume ; dans sa correspondance Basch le présentera comme « très généreux mais un peu timoré » – lettre à Reinach du 7 juin 1899, Le Deuxième procès Dreyfus, Paris, Berg, 2003, p. 53). Cette modération n’exclut ni le courage, ni l’activité. Certes le Recteur de l’Académie de Rennes écrit qu’il « a beaucoup souffert des luttes auxquelles, par conscience, il s’est mêlé », et lui-même évoque, comme avec une crainte rétrospective « des devoirs bien imprévus et bien graves pour nous [qui] nous sont incombés, lorsque le capitaine Dreyfus a été ramené de l’île du Diable à Rennes. » Mais Aubry (qui en juin 1899 publie aussi un recueil de poèmes sur son pays natal, En plaine), assuma parfaitement sa fonction, montant souvent en première ligne pour défendre dans la presse rennaise les positions de la section sur l’Affaire. Il signa d’ailleurs la première protestation de janvier 1898 (4e liste), qui déclencha à Rennes, du 16 au 20 janvier, des manifestations d’étudiants réclamant la démission des professeurs « antipatriotes » et « camarades de Dreyfus », puis la protestation Picquart (4e liste), l’adresse à Dreyfus (11 septembre), la protestation contre l’amnistie (L’Aurore, 5 février 1900), participa à la souscription « pour propager la vérité » (12e liste de la Ligue des droits de l’homme) et fut membre du membre du Comité du monument Scheurer-Kestner.
Le dreyfusisme d’Aubry – informé (avec Dottin et Sée), en juin 1897, par son collègue Victor Basch, des déclarations que Münster avait faites à Nordau au sujet de l’innocence de Dreyfus et qui dès ce moment commença avec ses amis «à « étudier tous les documents avec le sévère scrupule [qu’ils apportaient] à [leur] recherche scientifique », jusqu’à être convaincu, à la fin de l’année, de la culpabilité d’Esterhazy et l’innocence de Dreyfus (Basch, « Les premières sections : Rennes », p. 192-193 ; voir aussi p. 164) –, tel qu’il ressort de ses différentes déclarations, a des caractéristiques précises. Parfois très légaliste, il affirme sa confiance dans « les sept juges du Conseil de guerre qui ne demandent qu’à juger de bonne foi, et ne se tromperont pas du moment où aucune fraude n’aura été commise pour les tromper »… Il se réfère plus volontiers au Droit qu’à l’idéologie dreyfusarde, comme en témoignent les articles qu’il écrit dans Le Petit Rennais et L’Avenir de Rennes entre le 25 janvier et le 4 février 1899, où il défend les positions de la Ligue des Droits de l’Homme face la Ligue de la Patrie Française. L’explication qu’il donne de son engagement éclaire bien les motivations d’un juriste dreyfusard : « Ce qui m’a amené à penser ce que je pense ? Mais c’est mon bon sens ! Dès que j’ai vu l’acte d’accusation imbécile de d’Ormescheville, puis l’acte d’accusation non moins imbécile de Ravary, j’ai été fixé !… » (Séverine, Vers la Lumière, Paris, Stock, 1900, p. 353).
Mais Aubry dit aussi à quel point certains « délires patriotiques et injurieux » des antidreyfusards ont renforcé son engagement : « Pour être renseigné, je lisais aussi, à titre d’observation sur la mentalité adverse, L’Intransigeant et La Libre Parole. C’est à ces feuilles que je dois la plénitude de ma conviction. La preuve par le contraire […] » (idem). Ce dreyfusisme par dégoût de l’antidreyfusisme, se retrouve dans la plupart de ses interventions. Le 14 juillet 1899, au banquet des Trois Marches, sa péroraison est un exemple parfait de ce pour quoi mais surtout de ce contre quoi il est devenu dreyfusard : « Non, la France n’est pas une nation de fanatiques et de trembleurs, réduite à vivre recroquevillée sur elle-même, dans une sorte de perpétuel cauchemar. Cette France-là nous la laissons pour compte à tous ces prétendus patriotes qui l’ont inventée. La France que nous aimons, c’est la nation saine et vaillante, à l’esprit lumineux et libre, au cœur généreux, qui a su rester grande au milieu des pires désastres, parce qu’elle n’a pas cessé de porter haut et de faire rayonner sur le monde le flambeau de la justice et de la vérité. » Il opposait alors l’attitude des ouvriers rennais, qui ont « depuis dix-huit mois donné à leurs concitoyens un admirable exemple de sagesse et de tenue » à celle d’ « une certaine bourgeoisie, échauffée sans savoir pourquoi. » Le 23 décembre 1899, à l’Assemblée générale de la Ligue des Droits de l’Homme à Paris, il soulignait encore « l’hostilité du milieu dans lequel nous évoluons, la violence des passions auxquelles nous nous heurtons à Rennes, et dans toute cette région de l’Ouest où malheureusement le triomphe des idées républicaines et libérales a toujours été plus apparent que réel » ; et revenant sur le passé proche, il faisait cette analyse : « La réaction cléricale y a revêtu ces formes […] sous lesquelles elle se dissimule pour pouvoir ressaisir un jour la société moderne : le nationalisme, le boulangisme, l’antisémitisme, etc… […] Dans ces conditions notre tâche à Rennes était tout indiquée : c’était de grouper les éléments de la bourgeoisie restés sains […] et d’attirer à nous les ouvriers.[…] Nous avons donc fait par tous les moyens légaux et loyaux une active propagande. »
Dreyfusard au nom « des principes sur lesquels repose toute société civilisée » (Journal de Rennes, 1er août 1899), Aubry ne pouvait que se reconnaître dans un homme comme Scheurer-Kestner ; à la mort de celui-ci il écrivit que si « les meilleurs des Français en luttant pour la vérité [avaient] par cela seul sauvé l’âme et l’idéal de la France elle-même », c’était grâce à l’exemple de Scheurer-Kestner, « le premier à provoquer cet éveil de la conscience nationale, dans une grande question de justice, au prix des pires avanies et des pires souffrances personnelles » (lettre à Trarieux, publiée dans L’Avenir de Rennes, 23 septembre 1899).
Pendant le procès de Rennes, comme les autres ligueurs rennais, Aubry eut aussi eu un rôle logistique : c’est chez lui (105 Faubourg de Fougères) que furent hébergés Painlevé, Hartmann, et surtout Trarieux. Celui-ci, au banquet de la Ligue le 3 juin 1900, salua « le dévouement et la bonne grâce exquise avec lesquels il a rendu le séjour de ce pays un peu sauvage si aimable et si agréable aux hommes auxquels il a offert l’hospitalité. » Trarieux chez Aubry tandis que Jaurès était logé par Basch : c’est un symbole éloquent de la répartition des rôles au sein de la section rennaise !
Après le procès, sollicité par Mathieu Dreyfus, en quête de toute information qui permettrait une nouvelle révision det tout particulièrement pour en savoir plus au sujet de l’utilisation à Rennes qui aurait été faite du bordereau annoté, il lui écrivit : « Je suis persuadé que le colonel Jouaust est un honnête homme et qu’il a voté l’acquittement. Mais la façon dont il a conduit les débats prouve que sa conception du devoir est un peu spéciale, que l’esprit de corps et le souci de la raison d’État l’ont plus ou moins troublée. […] Il n’admet pas qu’on lui parle de son rôle dans le procès », ajoutant un mot sur « les faibles d’esprit du Conseil. Il y en avait hélas ! plus d’un » (21 novembre 1900, BNF n.a.fr. 14381). Sollicité un an et demi plus tard par Dreyfus, s’il considérait « que les juges que vous savez semblent disposés à garder le secret de leur erreur », il pensait que Jouaust serait maintenant « heureux de parler » mais que « l’heure n’est pas venue encore no l’occasion trouvé de l’y amener » (lettre du 10 janvier 1902, Musée de Bretagne). En 1903, à nouveau sollicité par Dreyfus au sujet des bruits qui couraient de mémoires que Jouaust aurait été en train d’écrire pour que se sût la vérité de ce qui s’était passé à Rennes, Aubry ne put que calmer les espoirs du capitaine. Il s’agissait de propos rapportés dont il ne serait pas possible de tirer profit : « Vous savez, mon cher capitaine, que je ne serais pas homme à reculer devant une responsabilité, si l’intérêt de notre cause m’imposait celle-ci. Mais vous estimerez comme moi que ce n’est pas ici le cas » (lettre du 31 mars 1903, Musée de Bretagne).
La fin du combat le laissa, dit-il, dans un « profond hébétement », mais il était encore présent chez Basch en novembre 1899, pour vanter à l’ouvrier socialiste Bougot « l’énergie républicaine du gouvernement actuel », car il fut un partisan convaincu de « l’union de tous les républicains » et surtout de « l’union des intellectuels et des manuels » (Bulletin officiel de la Ligue des Droits de l’Homme, 1901, p. 569).
En 1903, déjà très malade, il devint président d’honneur et laissa la présidence effective de la section rennaise de la Ligue à Basch. Dans le Bulletin Officiel de la Ligue des Droits de l’Homme d’avril 1906, la section, avec des mots très justes, « se rappelle le courage tranquille avec lequel au moment critique il a accepté de la présider; avec quel bon sens lumineux, quel remarquable esprit juridique il a, dans des articles et dans des discours, défendu la cause de la justice et du droit. » Et au congrès de la Ligue en 1909, de Pressensé salue ainsi sa mémoire : « pourquoi faut-il que, dans une affaire qui touchait d’aussi près à la justice, nous ayons rencontré si peu de représentants du droit, de la jurisprudence ? […] Ils furent rares dans un milieu hostile. De ce nombre fut M. Aubry. »
Sources et bibliographie : Ses articles et des extraits de ses discours – ici cités – se trouvent dans la presse rennaise de 1899 (Avenir de Rennes et/ou Petit Rennais, 25 janvier-4 février 1899 ; Avenir de Rennes, 19 juin ; Supplément de L’Avenir hebdomadaire 16-17 juillet 1899 ; Journal de Rennes, 1er août 1899). Aubry est évoqué par Basch : « Les premières sections : Rennes », Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’homme, Cahiers des Droits de l’Homme, 10-15 juillet 1938, repris en très grande partie dans Basch, Le second procès Dreyfus, Correspondance, édition étable par F. Basch et A. Hélard, Berg international, 2003 et lettres à Reinach, BNF n.a.fr. 13579 ; C. Cosnier et A. Hélard : Rennes et Dreyfus en 1899, Horay, 1999, passim ; A. Hélard, « Janvier 1898 à Rennes : les manifestations contre les “intellectuels” dreyfusards », Bulletin et Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, t. 102, 1999, p. 303-313 ; A. Hélard, L’Honneur d’une ville, Éditions Apogée, 2001, passim. Voir aussi Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’homme, 1899-1909 ; A.M. Rennes, I 79 et ADIV 1 M 145 et 146 et 11 T 152. Dossier de fonctionnaire : A.N. F17 25688. Et pour ses poèmes L’Hermine, XX, 1899, p. 133-144. On trouvera quelques autres lettre d’Aubry à Dreyfus au Musée de Bretagne.
André Hélard