Zadoc Kahn

Kahn, Zadoc (Zadig Kahn dit), grand rabbin français, né à Mommenheim (Alsace) le 18 février 1839*, décédé à Paris le 8 décembre 1905.

Zadoc Kahn fut instruit comme la majorité des enfants juifs d’Alsace rurale dans le respect et le goût de la tradition. Son grand-père maternel avait été grand rabbin du consistoire du Bas-Rhin. C’est à l’école primaire israélite de son village qu’il apprit les bases du judaïsme. Élève doué pour les études tant religieuses que profanes, il rejoignit le célèbre centre d’études talmudiques à Bischeim en 1850.
À partir de 1852, il décida de devenir rabbin et après avoir bénéficié des compétences de différents maîtres, il réussit brillamment son entrée à l’École rabbinique de Metz le 23 mai 1856. Outre ses vastes connaissances générales, il se révéla être un excellent orateur et un talmudiste compétent. Avec le transfert de l’École à Paris en 1859, il acheva ses études dans la capitale en octobre 1862. Pendant quelques années, il enseigna la religion à la jeunesse parisienne, collaborant parfois aux Archives israélites et préparant assidûment sa thèse sur L’Esclavage selon la Bible et le Talmud. Il participa d’ailleurs à la traduction du Guide des Egarés de Maïmonide aux côtés du grand savant qu’était Salomon Munk.
Marié en avril 1865 avec Ernestine Meyer, il lui fallut trouver un poste rabbinique. L’opportunité lui fut donnée lorsqu’en octobre 1866 le grand rabbin de Paris Lazare Isidor le prit comme adjoint. Sa thèse soutenue l’année suivante lui permit de prétendre au titre de grand rabbin. Le 13 juin 1868, il fut nommé grand rabbin de Paris en remplacement de Lazare Isidor appelé au grand rabbinat de France. Désormais, Zadoc Kahn déploya d’immenses efforts pour raviver la communauté parisienne en soutenant les œuvres charitables, en instruisant davantage la jeunesse et en réorganisant le culte après la venue massive de coreligionnaires d’Alsace en 1871. Déjà, il se révéla un patriote intransigeant, convaincu que les deux départements retourneraient un jour à la mère-patrie.
Ses talents d’orateur, son ouverture d’esprit et son érudition lui permirent de s’imposer tant auprès des notables consistoriaux que du public. Conscient que le judaïsme français traversait une grave crise religieuse suite au développement du positivisme, il tenta d’y remédier en démontrant que la tradition n’était pas opposée au progrès d’où son soutien à la science du judaisme à travers la Revue des Études Juives fondée par Isidore Loeb en 1880.
Devenu grand rabbin de France en 1889 après la mort de Lazare Isidor, il fut entièrement absorbé par ses tâches pastorales ce qui ne l’empêcha pas d’affirmer ses convictions républicaines et surtout de s’intéresser de plus près à la montée de l’antisémitisme.
Depuis la publication de La France Juive d’Édouard Drumont en 1886, Zadoc Kahn s’inquiéta de la montée de l’antisémitisme dans le pays. Informé de la situation dans la Russie tsariste et des mouvements nationalistes qui se montraient fort actifs en Allemagne, il craignit que la France fût à son tour touchée. En mai 1889, célébrant le centenaire de la Révolution française, il constata « avec douleur, que certains écrivains français se sont associés à cette campagne [antisémite] si contraire à l’équité, au risque d’affaiblir le prestige que la France doit à l’élévation et à la noblesse de ses sentiments ». Mais il espérait que le pays « ne répudiera pas son passé, ses traditions, ses principes, qui constituent le meilleur de son patrimoine moral » (Archives israélites, 16 mai 1889). Aussi, après la crise boulangiste et dès la publication de La Libre Parole, il fut davantage attentif au phénomène. Mais en tant que patriote et alsacien, il considérait que l’antisémitisme était passager et exporté par le Reich.
Pourtant, l’année 1892 vint contrarier ses convictions. Depuis quelques mois, La Libre Parole attaquait les officiers israélites dans des articles haineux. Le 23 juin 1892, l’antisémitisme fit alors sa première victime en France. Le capitaine Armand Mayer fut mortellement blessé dans un duel qui l’opposa au marquis Antoine de Morès, l’un des fidèles lieutenants de Drumont. Si dans son oraison funèbre, le grand rabbin rappela que « c’est un crime contre la patrie d’exciter des haines et de semer des défiances entre les citoyens qui l’aiment d’un égal amour » (presse du 27 juin), il restait néanmoins perplexe quant à l’évolution du climat social. Fier de son acte, le marquis de Morès ne s’écria-t-il pas : « Nous ne sommes qu’au commencement d’une guerre civile ».
Dès lors, Zadoc Kahn eut conscience que l’antisémitisme représentait aussi bien un danger pour les Juifs que pour la République. Aussi, en mars 1893, avec le concours du baron Edmond de Rothschild, il soutint Isidore Singer qui fonda La Vraie Parole en réponse au journal de Drumont.
Si l’affaire Dreyfus bouleversa le grand rabbin qui connaissait fort bien la belle-famille du capitaine et avait d’ailleurs célébré son mariage quatre années plus tôt, il allait jouer un rôle non négligeable tant auprès de la communauté que des pouvoirs publics pour que la vérité fût faite.
Dreyfus ne pouvait pas avoir trahi sa patrie selon Zadoc Kahn. Pourquoi un Alsacien et de surcroît officier israélite aurait-il voulu nuire à la France qui l’a émancipé pour une Allemagne qui lui avait pris sa terre natale et qui diffusait toujours un antisémitisme d’État ? Aussi, dès l’automne 1894, il apporta le réconfort nécessaire à la femme du capitaine et s’empressa d’avoir un entretien avec l’accusé ce qui lui fut refusé. Puis, en janvier 1895, cinq jours avant la dégradation de Dreyfus, il réunit quelques intimes dont le baron Edmond de Rothschild, Isaïe Levaillant, Narcisse Leven et le grand rabbin de Paris Jacques-Henri Dreyfuss. Quelques jours plus tard, le Comité de défense contre l’antisémitisme était créé afin de lutter discrètement contre les agissements du nationalisme et d el’antisémitisme.
Même si les premières années de l’Affaire, le grand rabbin de France se montra très discret dans la mesure où un fonctionnaire du culte ne pouvait pas se livrer à faire de la politique, il n’empêche qu’il demeura un dreyfusard convaincu et vit avec intensité chaque événement qui concernait la communauté et l’antisémitisme. Aussi, il conseilla souvent Isaïe Levaillant pour les éditoriaux de L’Univers israélite relatifs aux menées des cléricaux et des nationalistes. De même, il s’entretint avec le frère du capitaine, Mathieu Dreyfus (qui lui rendra plus tard hommage : « …il s’intéressait vivement à l’œuvre de justice que nous poursuivions, à laquelle il donnait l’appui de sa grande autorité morale » – Mathieu, p. 77) et eut de fréquentes entrevues avec Bernard Lazare et Joseph Reinach à partir de 1896. Lors de ses séjours dans les cures thermales en Suisse, il prit contact avec des rabbins allemands pour obtenir des informations sur la possible trahison de Dreyfus.
Dès 1896, il eût la clé de l’Affaire dont il ne fit rien, abusé par la personnalité multiple d’Esterhazy. Après la publication du fac-similé du bordereau dans Le Matin du 10 novembre 1896, son fils aîné, principal clerc de l’avoué Cahen, lui montra l’étrange similitude entre l’écriture du bordereau et une lettre d’Esterhazy que conservait l’étude à propos d’une créance. « il n’y a pas d’officier plus digne de sympathie et d’estime » que celui, lui dit-il, qui avait été le témoin du pauvre Crémieu-Foa » (Reinach, I, p. 566). 
Attaqué régulièrement par la presse, mis en cause à la Chambre des députés le 21 janvier 1898, il ne désarma pas. Comme Isaïe Levaillant, il estimait que ses coreligionnaires devaient être plus offensifs à l’égard de l’antisémitisme. Il encouragea les consistoires régionaux à porter plainte contre les agitateurs, effectua des collectes pour les Juifs d’Algérie qui subissaient un antisémitisme d’une rare violence à partir de l’été 1897 et pendant l’année 1898, soutint la candidature de certains notables qui ne cachaient plus leurs sentiments dreyfusards lors des élections consistoriales et continua à se renseigner sur les agissements d’Esterhazy auprès d’officiers israélites (voir notice Jules Cahn). Son engagement lui valut un blâme émanant de la Chambre en 1899. L’Éclair du 2 février 1899, entre autres exemples, considéra aussitôt que « L’âme du complot Dreyfus est le grand rabbin Zadoc Kahn » (« L’affaire Dreyfus »). Désormais, le grand rabbin de France devint une cible pour les antisémites qui en firent l’âme du fameux Syndicat et le caricaturèrent sous les traits d’un âne et le surnommèrent « Kabosh d’Ane ».

Dessin de Lenepveu de la série Musée des horreurs

Face à son militantisme discret, on peut s’étonner que Zadoc Kahn ne se soit pas exprimé sur l’Affaire dans ses nombreuses allocutions. Seul, son sermon de Yom Kippour 1899 fait référence directe au sort d’Alfred Dreyfus au moment où le président Loubet signa la grâce du capitaine : « Prions Dieu pour qu’il prenne en pitié notre malheureux frère, triste victime d’une triste fatalité » (presse du 16 septembre). Son souci de préserver la communauté face aux antisémites, son patriotisme sans faille qui le conduisit à avoir une méfiante sympathie à l’égard du projet sioniste de Theodor Herzl et surtout ses hautes fonctions l’obligèrent à garder une certaine neutralité.
Déçu au moment du procès de Rennes en août 1899, il ne désespéra pas pour autant de la République. Pour lui, la réparation n’était qu’ajournée. La loi d’amnistie puis la demande de révision du procès semblent lui donner raison. Comme pour nombre de ses coreligionnaires, il considérait que la France républicaine et généreuse par essence sortirait grandie de l’épreuve contre les forces réactionnaires. Toutefois, il n’aura pas la joie de voir la réhabilitation d’Alfred Dreyfus pour laquelle il avait tant œuvré. Notons qu’il souscrivit aussi au monument Scheurer-Kestner (4e liste) et adhéra à sa fondation à la Ligue des droits de l’homme.
Outre les combats menés contre l’intolérance pendant l’Affaire, Zadoc Kahn marqua l’histoire du judaïsme en faisant publier sous sa direction le premier tome de la Bible du rabbinat français en 1899. Pour lui, les textes sacrés demeuraient « la source toujours jaillissante de hautes leçons et de consolations efficaces pour tout cœur qui sent et tout esprit qui pense ».
L’affaire Dreyfus apporta pourtant de nettes modifications dans l’organisation consistoriale. Même si un relatif conservatisme dû aux notables perdura dans l’institution, Zadoc Kahn souhaitait apporter plus de vigueur militante. Aussi, il soutint la candidature de Bernard Lazare – auquel il était très lié – pour représenter les Juifs de Marseille auprès du Consistoire central.
Mais le dernier combat qu’il lui resta à mener fut de préparer le judaïsme français à la loi de Séparation. L’Affaire eut pour conséquence de hâter la rupture du Concordat. Avec le concours d’Isaïe Levaillant, de Narcisse Leven et du pasteur Elisée Lacheret, il intervint indirectement auprès des députés pour que la loi n’entraînât pas de préjudices au culte israélite. Si le grand rabbin accepta le principe de la Séparation, il craignit néanmoins la disparition des petites communautés religieuses. Comme pendant l’Affaire, ce fut alors l’occasion pour le Consistoire central de se rapprocher des protestants pour mettre en œuvre de nouvelles structures communautaires. Dans une lettre qu’il adressa au Signal en novembre 1904, Zadoc Kahn espérait que le gouvernement saurait faire preuve « d’esprit d’équité et d’impartialité » (reprise dans L’Univers israélite du 11 novembre).
Le lendemain de la mort du grand rabbin de France, la loi de Séparation des Églises et de l’État était promulguée. Après l’épreuve de l’Affaire, commençait plus sereinement une nouvelle histoire pour la communauté juive. Dans son discours prononcé le jour des funérailles, un membre du Consistoire central tint à souligner que Zadoc Kahn fut le grand rabbin « capable de travailler sans relâche à réfuter les erreurs, à dissiper les préjugés, à raffermir les courages ».

Sources et bibliographie : de son vivant, les Sermons et allocutions ont été publiés aux éditions Durlacher (1878, 1894 et 1896). Zadoc Kahn a aussi annoté la Bible du rabbinat français (Durlacher, 1899), publié une Biographie de Monsieur Isidore Loeb (1892) et préfacé les ouvrages de Léon Kahn dont Histoire des écoles communales et consistoriales israélites de Paris (Durlacher, 1886) et Les Juifs à Paris depuis le vie siècle (Durlacher, 1889). Son gendre le grand rabbin Julien Weill fut son biographe avec Zadoc Kahn, Alcan, 1912 et, plus récemment, un colloque lui a été consacré dont les actes ont été publiés sous le titre : Zadoc Kahn. Un grand rabbin entre culture juive, affaire Dreyfus et laïcité (Jean-Philippe Chaumont et Jean-Claude Kuperminc dir.), Paris, éditions de l’Éclat, Bibliothèque des fondations, 2007.  Sur ses activités durant l’affaire Dreyfus, consulter Jacques Eisenmann, « Zadoc Kahn : le pasteur et la communauté », Les Nouveaux Cahiers, n° 41, 1975 ; Philippe-E. Landau, L’Opinion juive et l’affaire Dreyfus, Albin Michel, 1995 ; Perrine Simon-Nahum, « Zadoc Kahn, une figure du judaïsme restée longtemps secrète », dans Gilles Manceron et Emmanuel Naquet dir., Être dreyfusard hier et aujourd’hui, Rennes, PUR, 2009, p. 131-134 ; Philippe Oriol, « Zadoc Kahn et l’affaire Dreyfus », Jean-Philippe Chaumont et Jean-Claude Kuperminc, op. cit., p. 151-169. Sur le Comité de défense, voir : Philippe Oriol, « Le Comité de défense contre l’antisémitisme : documents nouveaux », Bulletin de la Société internationale d’histoire de l’affaire Dreyfus, no 3, automne 1997, p. 55-63. Plusieurs documents sont conservés au Consistoire central des Israélites de France (Paris), au Séminaire israélite (Paris) et aux Archives sionistes (Jérusalem). On pourra aussi consulter, plus particulièrement sur ses activités pendant l’Affaire, son dossier aux archives de la Préfecture de Police : Ba 1301. On trouvera aussi, au musée d’art et d’histoire du Judaïsme, en plus de la lettre que nous citons, un télégramme adressé à Dreyfus : 97.17.039.163. On pourra aussi consulter son dossier de la Légion d’honneur sous la cote : LH/1393/55

Philippe-E Landau

Nous ajoutons à la notice de Philippe-E Landau, le texte de cette lettre de Zadoc Kahn à Alfred Dreyfus, écrite à son retour de l’île du Diable :

                                                                           Paris, le 5 juillet 1899
Mon cher Capitaine,
C’est le cœur débordant de reconnaissance pour Dieu qui vous a protégé dans votre longue et dure captivité et qui a béni les efforts des hommes épris de justice et de vérité, se dévouant à la noble tâche de vous faire rendre la liberté avec l’honneur, que je vous adresse de loin cette parole de bienvenue, cet affectueux salut. Ils sortent du fond de mon cœur et iront, j’en suis sûr, tout droit au vôtre.
J’ai souffert avec vous et votre chère famille, partagé vos angoisses, vos douleurs et puis vos espérances. Aujourd’hui que le dénouement est proche, que votre délivrance n’est plus qu’une affaire de jours, je tiens à m’associer à votre joie et à votre attente pleine de confiance.
Depuis le 1er novembre 1894, il n’y a pas eu d’heures dans la journée que je n’aie pensé à vous et au martyre que vous avez eu à endurer. 
Bien souvent j’ai prié Dieu de faire éclater cette lumière que vous appeliez de tous vos vœux. Grâces lui en soient rendues ! Nos prières ont été exaucées.
Au moment de partir pour votre cruel exil, vous avez fait appel à moi, vous me demandiez de vous apporter des consolations et des encouragements. Hélas ! il n’a pas tenu à moi que je me rendisse à votre appel. Des obstacles indépendants de ma volonté m’ont mis dans la triste nécessité de faire violence à mes sentiments qui me poussaient vers cous dans le malheur et l’abandon.
Je me réjouis de pouvoir bientôt vous serrer la main, vous dire, au nom des miens et du judaïsme français tout entier combien nous sommes heureux de la tournure que l’intervention manifeste de la Providence a imprimé aux événements, vous dire aussi, après tant d’autres, quels trésors de dévouements ont été dépensés par ceux qui vous aiment pour vous faire rendre justice.
Que Dieu continue à veiller sur vous, et fasse que s’accomplisse bientôt l’œuvre de réparation qu’il a daigné favoriser jusqu’ici et qu’attendent pour vous tant d’amis connus et inconnus !
Croyez, mon cher Capitaine, aux sympathies profondes, aux souhaits sincères de nous tous, de ma femme, de mes enfants et surtout
                                                                           de votre dévoué (mahJ, 97.17.043.097).

 

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