Bauër, Henry, Francis, journaliste et auteur dramatique français, né à Paris le 17 mars 1851, décédé à Paris le 21 octobre 1915.
Fils naturel d’Alexandre Dumas, il fut, très jeune, opposant à l’Empire et, pour cela, emprisonné. En 1871, il commença à écrire dans les journaux (La Résistance, La Patrie en danger de Blanqui et Le Cri du Peuple de Vallès). Pendant la Commune, il fut capitaine d’État-major du général Eudes, puis major de la 6e légion fédérée et enfin chef d’État-major général de Régère. Arrêté, il fut, le 25 septembre 1871, condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée. Il passera huit années en Nouvelle-Calédonie. Revenu en France en 1880, il collabora au Réveil social, à L’Intransigeant récemment créé et se présenta, sous l’étiquette indépendante, aux municipales de 1881 où il se désistera en faveur d’un candidat mieux placé. Remarqué par Alphonse Daudet, il entra à L’Écho de Paris où il tint la chronique dramatique. Admirateur et ami de Verlaine, de Zola, qu’il soutint au moment du manifeste contre La Terre, il sera aussi proche des symbolistes qu’il défendra avec passion. Comme critique dramatique, il se fit le héraut des tendances nouvelles, défendant le Théâtre Libre, L’Œuvre, Ibsen, Hauptmann, Bjørnson, Strindberg, Wilde, Mirbeau, Maeterlinck et Jarry. Il écrivit aussi un certain nombre de pièces qui seront bien loin des idées qu’il aimait défendre dans ses chroniques : La Revanche de Gaëtan, 1879 ; Une comédienne, 1889 ; Sarah Bernhardt, 1894 ; Mémoires d’un jeune homme, 1895 ; De la vie et du rêve, 1896 ; Sa maîtresse, 1903 ; Chez les bourgeois, 1909).
Ses options littéraires et théâtrales, politiques (il fut aussi un défenseur des anarchistes persécutés), qui le tenaient si près de la jeunesse littéraire, le firent s’engager à ses côtés dans l’Affaire. Dès 1894, déjà, fidèle à la ligne de conduite qui avait toujours été la sienne, il refusa de hurler avec la meute et se fit un devoir « de faire effort de vérité en présentant les éléments contradictoires, puisque, tout de suite, l’inculpé a été mis sur la sellette, jugé et condamné au tribunal de l’opinion » (« Chronique », L’Écho de Paris, 10 décembre 1894). Mais il n’était pas alors pour lui question de mettre en doute cette culpabilité anticipée. Il protestait juste contre l’instruction secrète et le huis clos annoncé. Sa conviction de l’innocence de Dreyfus, comme il le confia à Marcel L’Heureux venu l’interviewer en mai 1899 pour La Liberté, naquit de la petite phrase de Demange à l’issue du procès – « mon enfant, vous êtes la plus grande victime du siècle » – et de sa rencontre, peu après, avec Forzinetti (La Liberté, 28 mai 1899). En 1896, il tint à témoigner à Lazare, qui venait de publier son premier mémoire, la sympathie qu’il avait pour lui et pour la cause qu’il défendait (Mémoire à Reinach, p. 249-250), et, le 1er décembre 1897, il écrivit à Zola, qui venait de s’engager, pour lui dire combien il « admir[ait] » et « approuv[ait] » ses articles publiés sur l’Affaire. Il ajoutait :
Vous avez soulagé la conscience de tous les braves gens.
Depuis que l’idée de l’innocence de Dreyfus s’est imposée à moi, c’est un fantôme que je ne peux plus chasser, qui me tourmente sans cesse.
Et je suis lié à un journal où il m’est interdit de dire mon angoisse, de réclamer la vérité et la lumière.
Cela vous l’avez fait pour nous tous avec votre autorité souveraine d’écrivain, avec la force de votre grand nom, avec le crédit d’une probité insoupçonnable : je ne saurais vous exprimer quelle joie, quel allègement m’ont fait éprouver vos articles.
Ils contribueront peut-être à empêcher les bureaux de la Guerre d’escamoter la révision de leur abominable erreur.
En janvier 1898 il signa la première protestation (5e liste), signa l’hommage privé des amis de Fernand Desmoulin qui avait organisé le 16 janvier un banquet en l’honneur de Zola, et, après la condamnation de Zola, lui écrivit à nouveau :
Vous sortez glorieux de ce procès. Je vous admire et vous envie. Jamais homme n’a réuni pareillement le verbe et l’action. Quel magnifique combat d’un seul homme contre tous. À la fin vous gagnerez la bataille de la justice et de la vérité contre un peuple, contre une armée. L’excessive rigueur de la condamnation vous ramènera des esprits hésitants et des gens de bonne volonté. Il est préférable étant frappé que le coup dépasse toute mesure. La cellule de Sainte-Pélagie contiendra un an de votre vie et l’immortalité.
Il ne pouvait guère parler, en effet, comme il l’avait écrit dans la première lettre à Zola, à L’Écho de Paris ou au Journal auquel il collaborait aussi. Lié par contrat, comme il l’expliquera plus tard à Fournière, il ne pouvait rompre sans encourir « un dédit ruineux qui pèserait sur toute [son] existence » (« Réponse à M. Eugène Fournière », La Petite République, 6 décembre 1898). Mais cela dit, il ne resta pas inactif et tenta, dans la mesure de ses possibilités, de faire passer quelques messages. Ainsi, peut-être, et dès la relance de l’Affaire, de ces titres d’articles de L’Écho de Paris sur de tout autres sujets : « Erreur judiciaire », « De la lumière » (13 novembre et 20 décembre 1897), ou, plus sûrement, de ces quelques « Chroniques » de L’Écho de Paris dans lesquelles il s’élevait contre l’antisémitisme et les exactions de ses fidèles. Le 8 janvier, il écrivit :
Certains antisémites m’ont à jamais dégoûté d’un antisémitisme qui est une forme aiguë de l’envie et d’un pharisaïsme crapuleux. Oui, certes, nous approuvâmes naguère les fougueuses attaques, les éloquentes revendications de Drumont contre les tyrans de l’argent ; c’était une juste leçon infligée au mauvaises façons, à l’âpreté d’une classe de privilégiés sans altruisme ni solidarité ; mais faire chorus avec les hurlements de haine et d’envie, établir un crime originel, admettre la catégorie des suspects de religion, voilà qui nous dépasse et nous nous flattons de n’être ni antijuifs, ni anti huguenots, ni anticléricaux, mais chrétiens par la justice, la pitié, la raison humaine. (« Chronique »).
Le 29 janvier et le 5 février, encore, il dénonça les actes de barbarie qui venaient de se dérouler en Algérie. Il réussit même, dans l’article du 29 janvier, à fixer les esprits écrivant, au détour d’une ligne, qu’il tenait à dire que son « opinion [sur] le fond de l’affaire est différente de celle de ce journal » (« Chronique »). Mais quand il essaya de franchir un pas, en donnant à insérer un compte-rendu militant des Loups, de Romain Rolland, pièce qu’il était allé voir avec Picquart et Rostand, il se verra opposer un catégorique refus. Il devra finalement placer son article à La revue blanche (1er juin 1898). Et, malgré son contrat, il quittera, à la fin août, L’Écho de Paris dont la ligne antidreyfusarde se radicalisait un peu plus chaque jour (mais il continua de collaborer au Journal).
Après son départ de L’Écho de Paris, il entra à La Petite République où il reprit sa chronique dramatique. Entre temps, il avait participé à la souscription pour offrir une médaille à Zola (6e liste du Siècle et des Droits de l’Homme) et donna un beau texte, « Gloire à Émile Zola », pour le Livre d’Hommage des Lettres françaises à Émile Zola, texte dans lequel il célébrait, au-delà du capitaine, le combat de l’idée contre la force :
Ce n’est pas seulement au plus malheureux des hommes, au Juif torturé dans l’Ile du Diable contrairement à toutes les formes du droit et de la loi, qu’Émile Zola aura porté secours ; son intervention s’étend plus loin, son champ de bataille contient la cause de la liberté personnelle :
Il est le champion de l’Idée contre la force brute, contre les panaches, les épées, les bataillons épais de la servitude, l’envie, le fanatisme, la stupidité de la foule, la cohue des meneurs.
Il vaincra envers et contre tous ; L’Idée brisera le glaive ! Il a appelé la Vérité, elle est en marche, elle sera ici demain, elle enfoncera les porte et inclinera les têtes rebelles et convaincra les gens de bonne foi. N’apercevez-vous pas les éclairs de la vérité triomphante qui sillonnent le ciel ? (p. 40-42).
Par la suite, il signa la protestation en faveur de Picquart (1ère liste) et, apparemment, ne se manifesta plus. La seule trace que nous avons, est un télégramme qu’il envoya à Lucie Dreyfus au lendemain du verdict de Rennes dans lequel il écrivait :
Madame La condamnation de votre mari demeure l’iniquité monstrueuse du siècle Espérez encore L’idée brisera le glaive, Recevez assurance de on profond respect. (Musée de Bretagne).
En 1902, après la mort de Zola, il donna un court texte au Siècle dans lequel il célébra son ami disparu : « L’“Assommoir”, “Germinal”, Alfred Dreyfus : les enfers sociaux qu’il ouvrit à la douce lumière de la pitié ; l’innocent, dans un état pire que la mort, qu’il ramena à la vie. / C’est l’épitaphe » (5 octobre).
En 1908, à l’occasion du pèlerinage de Médan, il fit un discours qui lui fut l’occasion de célébrer, surtout et avant tout, le dreyfusard :
[…] la bataille la plus éclatante de ce temps et l’une des plus célèbres de l’histoire, bataille d’un homme seul contre une armée, contre les puissances sociales du mensonge, des préjugés et de la tradition, a été gagnée par un intellectuel, par Émile Zola. Pour atteindre les généraux, perturber l’état-major, faire reculer les bataillons, un mot suffit : la parole de vérité que rien n’arrête, éclatant comme l’engin formidable propre à détruire les armées.
Cet héroïsme d’Émile Zola compose la plus belle page peut-être de l’action de l’Individu dans l’histoire du dix-neuvième siècle…
La France, avec ses représentants, ses ministres, ses chefs et ses soldats, se courbait sous le mensonge, ivre d’erreur ; un innocent était enfermé à l’île du Diable avec un raffinement de supplice qui fut la honte de l’humanité et restera l’opprobre de ses bourreaux ; à travers les barreaux de sa cage de fer, les persécuteurs épiaient la géhenne du juif pour avoir la joie de savourer ses larmes ; mais la stoïque victime ne pleurait pas…
Nous étions quelques centaines, d’esprits d’examen et de clairvoyance, avec la foi, attendant le miracle. Il se produisit : Zola écrivit J’accuse… Les menteurs, les faussaires, les hallucinés, les vrais traîtres commencèrent à trembler. Le vent de justice et de vérité passa sur le monde sous l’inspiration de l’écrivain… et la famille de la victime espéra.
Après avoir rappelé le procès Zola, il concluait, rendant hommage à Dreyfus, sur lequel, quelques mois plus tôt, Grégori avait tiré : « L’esprit du maître vit en nous ; il parle ; il prononce d’une voix grave et douce : / “Alfred Dreyfus, nous vous aimons par le mal irréparable qui vous a été fait, pour votre martyre inouï, pour le symbole vivant de la victoire de la vérité sur le mensonge, du droit sur la force, de l’idée brisant le glaive » (« Le Pèlerinage de Médan », L’Action, 5 octobre 1908).
Dans les premières années du siècle, Bauër, continua avec une belle ardeur à soutenir toutes les manifestations de l’art nouveau. Il avait certes, passant à La Petite République, perdu une partie de son audience et n’apparaîtra d’ailleurs plus guère (hormis quelques collaboration : L’Action, etc.). Mais cela dit, il conservait une grande influence qui lui vaudra, à plusieurs reprises, d’être honoré par l’avant-garde artistique et littéraire.
Lors d’un des banquets donnés en son honneur, Stuart Merrill, lui rendit hommage en ces termes : « Honnête homme et homme brave, Henry Bauër le fut toujours. Chaque fois qu’il y eut du danger ou simplement du ridicule à prendre le contrepied des préjugés de la majorité, il l’a fait ». Voilà qui résume parfaitement ce que fut sa vie et aussi cet important épisode que fut son engagement dreyfusard. Comme il l’avait lui-même dit au journaliste de La Liberté :
[…] toute justice et toute vérité sont contenues dans ma conscience : tout ce qu’elle n’a pas examiné, pesé, accepté, ne compte pas pour moi ; des milliers d’hommes peuvent juger qu’une chose est un crime, si ce crime n’apparaît pas à ma conscience je n’accepte point ce jugement ; dix tribunaux, vingt cours, trente conseils de guerre ne sauraient influer sur ma liberté de rechercher et de découvrir la liberté.
Cet engagement dreyfusard, dont il était fier, il l’avait évoqué à Médan :
[…] nous n’avons pas oublié, nous gardons la mémoire de ces années ineffaçables dont le souvenir suffit à remplir tout le reste d’une existence. Nous étions une minorité, persécutés, calomniés, honnis, dans une France désorbitée, où tout, jusqu’à la jeunesse, était hostile aux dreyfusards. Les journaux, pour la plupart, nous étaient fermés, l’expression de notre conviction suspectée et interdite.
L’absurde invention d’un syndicat international s’accréditait. Il n’empêche que chaque matin, à la lecture des feuilles, nous nous sentions bouleversés, exaspérés, ravis, jetés dans une alternative d’indignation, de colère et de joie.
Mais bientôt nous ressentions une douceur, une fierté sans mélange. C’est que nous possédions la vérité. Quel bonheur pour un intellectuel d’avoir eu à se prononcer entre le droit et la force dans l’une des circonstances capitales où la question ait été posée. Quel contentement si la victoire de la pensée se concrète dans l’innocent arraché à ses bourreaux.
Sources et bibliographie : ses lettres à Zola sont conservées à la Bibliothèque Nationale de France sous la cote n.a.fr. 24511, f. 83-84 et 87 et ont été reprises dans la biographie de Marcel Cerf : Le Mousquetaire de la plume, Paris, Académie d’Histoire, 1975, pp. 86-87. On trouvera aussi, à la BNF, sous la cote n.a.fr. 13529, f. 148-151, deux lettres à Joseph Reinach au sujet de son Histoire de l’affaire Dreyfus.
Philippe Oriol