Bastian, Marie (Augustine, Reine Caudron dit Marie, épouse Bastian), femme de ménage et agent d’espionnage français, née à Lillers (Pas-de-Calais) le 21 avril 1854*, date de décès inconnue.
Enfant naturelle, qui ne sera reconnue par sa mère que le 20 décembre 1900, Augustine, Reine (dite Marie) Caudron, avait épousé Augustin Bastian (1842-1928) le 11 septembre 1880.
Recrutée par Brücker en 1889, Marie Bastian, la « Voie ordinaire », femme de ménage à l’ambassade d’Allemagne depuis 1889, récoltait les papiers jetés à la poubelle qu’elle transmettait à la Section de Statistique. Ainsi, la plupart des pièces du dossier secret – dont les plus célèbres : le bordereau, le « Petit bleu » – arrivèrent ainsi grâce à ses récoltes. Deux fois par mois, « Auguste » – tel était son nom de code à la Section de Statistique – livrait sa récolte, quelle remettait à son contact (Brücker, Rollin puis Henry). Elle était payée 25 francs par mois au début, puis 50 à partir de 1892-1893, 150 en 1897, 250 en 1898 pour pallier l’incapacité de travailler dans laquelle se trouvait alors son mari, augmentation assortie d’une promesse de 5 000 francs dont, à la date du 11 novembre 1899, 4 000 francs lui avaient été versés (note du 2e bureau, 11 novembre 1899, AN BB19 73).
Au-dessus de tout soupçon, ayant pleinement la confiance des hommes de l’ambassade d’Allemagne, elle put continuer son travail en toute tranquillité mais à l’approche du procès de Rennes, craignant d’être appelée à témoigner, elle quitta l’ambassade, faisant croire peu après à ses employeurs qu’elle avait été arrêtée. Desvernine, commissaire attaché au bureau des renseignements, la conduisit à Marly où elle resta pendant le procès. Il n’était bien sûr pas question qu’elle pût, après cette escapade, retourner à l’ambassade et ce d’autant moins que le Times du 29 août 1899 avait donné son nom. Mais peu importait. Depuis le 15, déjà, Galliffet, ministre de la Guerre, avait donné l’ordre de ne plus lui faire verser sa mensualité. Ne recevant donc plus son salaire, elle avait écrit à la Section de statistique au début de novembre pour menacer de faire du scandale. Le 2e bureau proposa donc au ministre d’accepter l’arrangement suivant : lui payer les 1 000 francs dus, lui donner une somme de 3 000 francs contre un reçu dans lequel elle considérerait l’État-major comme quitte « de toute dette envers elle, et s’engagerait à n’adresser à l’avenir aucune réclamation ». Par prudence, le rédacteur de la note proposait d’ouvrir un crédit de 2 000 francs « pour le cas où, malgré tout, elle solliciterait un nouveau secours ». Galliffet refusa et inscrivit sur la note : « Les mille francs qui sont dus à madame Bastian lui seront payés – et aucune subvention ne lui sera plus accordée » (note du 2e bureau, 11 novembre 1899, AN BB19 73). Informée, elle écrivit à Galliffet le 20 novembre 1899 une lettre qu’il faut citer pour illustrer ce qui sera dit à la suite :
[…] je suis obligé de m’adresser à vous puisque ces messieurs ne veut plus me connaitre au lieu de me donner ce que l’on m’avait promis on m’a fait donner mille francs en me prévenant qu’on veut plus me connaître voilà comme on récompense pour tous les services que j’ai rendu au ministère de la guerre pendant 10 ans du reste j’ai des lettres qu’il le prouve pour tous celà j’ai perdu ma Place ou j’ai bien gagner ma vie et bien des fois et je n’ai pas eu peur de risquer ma peau pour rendre service au ministère et aujourd’hui vous me laisserez crevez de faim.
Je croie bien que vous ne laisserez pas faire ça j’ai aussi du quitter Paris ou les allemands voulez me faire un mauvais coup obliger de me réfugier à la campagne ou je n’ai plus de travail. De plus j’ai mon mari malade et ma vielle mère à ma charge etc.
Les antidreyfusards vinrent alors à sa rescousse et madame Roger-Jourdain, la femme du peintre, sensibilisée par Ernest Judet, accepta de lui verser 1 800 francs annuels.
À l’occasion de la seconde révision, elle fut appelée à témoigner. Dans sa déposition, comme l’écrivit le procureur Baudouin dans son réquisitoire, elle se laissa aller en « propos les plus incohérents, qui se répandaient en injures grossières, en cris de haine contre les juifs, de vengeance contre ceux à qui elle impute la perte de sa place, l’abandon où l’a laissée le Ministère de la guerre, l’état de gêne contre lequel elle se débat, le mépris qu’elle rencontre et les mauvais traitements qu’elle subit de la part de ses voisins et de sa famille elle-même ». Elle rêvait même, racontera Baudouin dans une lettre au directeur de la Sûreté, de « casser la gueule » à Dreyfus, « ce sale coco » (lettre du 29 mars 1904, AN BB19 116). Cette « exaltée, écrira encore Baudouin dans son réquisitoire, hystérique, névrosée, amenée par une sorte d’autosuggestion à s’illusionner elle-même sur son rôle, à en exagérer l’importance, allant pour l’embellir jusqu’à inventer des faits qui n’existent pas » (Cassation ii. iii, p. 328 et 329), affirmait ainsi avoir vu Dreyfus, « sept ou huit mois avant [son] arrestation », « la veille de Noël ou du jour de l’an », à l’ambassade d’Allemagne lors d’une fête donnée par le comte d’Arco (p. 452). Le témoignage était bien peu fiable. En effet, non seulement Brücker (Cassation ii. ii, tome 1, p. 451) et Desvernine (ibid., tome 2, p. 44), auxquels elle avait parlé d’un officier français fréquentant l’ambassade, n’avaient aucun souvenir de la description qu’elle avait faite – Desvernine ajoutant même n’avoir guère attaché d’importance aux propos de ce « caractère un peu exubérant » qui « exagérait les choses » –, mais encore la Bastian, ne connaissant pas Dreyfus, semblait plus se souvenir, évoquant un capitaine français « avec un binocle et le nez busqué » – que Dreyfus n’eut jamais – des dessins de la presse le représentant que du capitaine tel qu’il fut réellement. On peut douter, de plus, que ne l’ayant qu’aperçu, elle put, aussi facilement, « un soir aux Champs-Élysées, sous un bec de gaz » (p. 453), le reconnaître sur une photographie que lui présentait Henry, après son arrestation, c’est-à-dire onze mois (et non sept ou huit) après l’avoir vu. Aux magistrats, elle avait fait « l’effet d’une folle » (lettre du 29 mars 1904, AN BB19 116) et des gens qui l’avaient connu à Lillers, où elle s’était retirée, témoignèrent tous de son exaltation : « hystérique, névrosée » (Lhommeau), « exaltée et portée à exagérer les choses » (Bailly), etc.
À la suite, la Bastian devint une héroïne antidreyfusarde, comme en témoignent l’article vibrant de patriotique émotion que lui consacra, dans L’Éclair du 25 juin 1906, Georges Montorgueil ou la lettre que Cuignet envoya à ses amis de L’Action française en 1923 :
Mon cher ami, J’étais venu vous voir pour vous parler de Mme Bastian (la Voie ordinaire, de l’Affaire Dreyfus) dont je n’ai pas besoin de vous rappeler les inappréciables services, ni les persécutions dont elle a été l’objet à la suite de l’Affaire.Mme Bastian, après s’être retirée d’abord dans l’Artois, est revenue depuis peu à Paris, afin d’y trouver une situation pour une fille adoptive qu’elle a prise à sa charge.
Cette jeune fille a trouvé en effet un emploi, grâce aux bons soins de Madame Léon Daudet.
Les économies du ménage doivent fournir un supplément, et ces économies, bien petites, ne sont pas loin d’être épuisées.
Aussi, depuis qu’elle est à Paris, Mme Bastian. cherche à s’occuper, elle aussi. Elle est encore très vigoureuse, très active, malgré ses 69 ans ; elle n’en accuse d’ailleurs pas plus de 60. Son mari a 80 ans, mais il ne souffre d’aucune infirmité, et pourrait très bien faire quelques menues besognes. Le ménage voudrait pouvoir trouver une place de concierge, ce qui lui assurerait tout au moins la gratuité du logement et allégerait ainsi, dans une notable mesure, les charges qu’il a à porter.
Plusieurs amis s’emploient à chercher pour Mme Bastian cet emploi rêvé… Ils réussiront peut-être, quoique ce soit bien difficile ; mais cela ne se trouve pas du jour au lendemain, et malheureusement le temps presse… Je crois bien, comme je vous l’ai dit, que les pauvres économies de Mme Bastian sont déjà fondues et qu’elle ne peut plus faire face aux dépenses les plus indispensables.
Je me fais un devoir de mettre l’A. F. au courant de cette détresse…
Ne pourrait-on organiser une petite collecte ?…
Et Maurras, qui citait cette lettre, incitait ses lecteurs, comme l’avaient fait l’épouse de Léon Daudet ou l’épouse de Delebecque, à se mobiliser :
Mme Bastian à été longtemps une bienfaitrice du peuple français. Grâce à elle, pendant de longues années, nos officiers n’ont rien ignoré des manœuvres; que l’Allemagne organisait contre nous. […]
Cette femme héroïque, a été persécutée eu France. Pas par lès Allemands. Par des Français. Ils l’ont accablée d’outrages. Ils ont essayé de l’affamer. Nous serions plus coupables qu’eux si nous n’essayions pas de la secourir. Je m’adresse aux. patriotes et, parmi eux, à nos amis les plus anciens : ceux qui ont lutté avec nous pendant l’Affaire, ceux qui savent que notre petite victoire d’alors eût épargné l’effort des grandes, coûteuses et sanglantes victoires qu’il a fallu remporter depuis. (Maurras, « La Politique. VI. Pour madame Bastian », L’Action française, 28 avril 1923).
Sources et bibliographie : sa déposition peut se lire dans Cassation ii. ii, tome 1, p. 452-456, celles des habitants de Lillers dans Cassation ii. ii, tome 3, pp. 285-292. La lettre à Galliffet citée, conservée au SHD, a été reproduite en fac-similé par André Figuéras dans sa pathétique Affaire Dreyfus revue et corrigée, L’Auteur, 1989, pp. 70-71. Quelques-unes de ses lettres à Henry – bien décevantes – ont été publiées dans L’Éclair du 4 mai 1904, Le Gaulois des 23 et 25 mai 1904 et L’Éclair du 18 juin 1906.
Philippe Oriol